Celui qui mangeait ses corn flakes. –
Spirou. –
Un garçon. –
Hérisson. –
Hikikomori. –
Une femme. –
Marieke. –
Le singe, le chat et le poisson. –
Celle qui devient bois. –
Cirrus. –
Marc. –
CELUI QUI MANGEAIT SES CORN FLAKES. – Je bouffe mes corn flakes. Suis assis dans ma
cuisine. La fenêtre devant moi, le soleil matinal, c’est super. Verse encore du
lait dessus. Bouffe. Personne chez moi. Tranquille. Je me dis je vais mettre la
radio. Je mets la radio. Rien. C’est réglé sur la fréquence de la radio de la
ville. Rien. Bon, je change de station. Musique, puis blabla, musique,
publicité. Mais la fréquence de la radio locale, que dalle. Curieux. J’attends.
Ca ne va pas durer. Une panne peut-être ? Le grésillement, pas plus. Je
finis mon petit-déjeuner en silence. Il y a quelque chose d’autre qui cloche.
C’est sûr, oui. Mais quoi ? Le silence. Oui, c’est le silence qui cloche.
Aucun bruit ni dans le poste ni ailleurs. Aucun bruit tout court. Waouw.
Normalement, y’a le bordel des voitures, tout le monde part au boulot.
Normalement, il y a des conversations. Normalement…Je replace le paquet de
céréale dans le placard et. Coup d’œil au dehors. Vue sur l’océan. On est
plutôt bien placé mais. Merde ! La foule. Une foule immense, juste en bas,
sur la plage. Tout le monde est là mais sans un bruit. Des centaines de
personnes se sont rassemblées et sont plantés comme des arbres. La tête en
l’air. Debout, tous debout, la tête en l’air. Font rien de plus. Qu’est-ce
qu’ils foutent ces cons ? Y’a même des chiens, immobiles ; des chats,
on dirait. Et, même, un autruche, un serpent, un… y’a un éléphant. Tous les
animaux du zoo se sont barrés, et ils sont ici, sous ma fenêtre et sur la
plage. Un bus scolaire est enlisé et en rang deux par deux, les élèves sont
calmes, ils observent l’horizon. Je descends les rejoindre. C’est un champ
humain. Un champ de statues. Mais qu’est-ce qu’ils regardent comme ça ?
Personne ne me répond. J’agite mes mains devant des visages. Rien. J’y suis,
c’est une performance. Ils font un happening. Je n’ai même pas été prévenu.
C’’est une invitation. Je vais participer. Je me trouve une place, entre une
fille couverte de crabes – c’est fort quand même, je ne sais pas comment elle a
fait – et un mec plein de plumes et de bracelets. Et je me rends compte à
présent que le plus angoissant dans le silence, c’est qu’il manque l’essentiel.
Le bruit de l’océan a disparut. Plus une vague. Plus de vent. Rien. Je ne
comprends pas ce qui se passe mais ça me fait un sacré effet. C’est comme si le
temps s’était arrêté. Alors, je fixe mon regard sur l’horizon et j’attends que
ça reparte… Mais ça ne repart pas. Et leurs visages. Leurs visages sont calmes,
détendus. Les plus vieux n’ont pas plus de rides que des enfants. Ils ont l’air
tellement paisibles. Je me suis demandé alors. Pourquoi ? Qu’est-ce qui a
amené tous ces gens ici ? Qu’est-ce qui leur lève la tête ? Pourquoi
ils ont l’air si étranges, tristes, joyeux, sérieux ? Il y a cette
expression indéfinissable. Je voudrais savoir. Merde, je veux savoir !
L’image est belle mais. Suffit pas. Je veux savoir, je veux qu’ils me parlent.
Une explication ; qu’on me parle. Qu’on me raconte à moi aussi comment on
peut en arriver là.
SPIROU. – Deux heures que j’en chie avec ces putains de poubelles à vider. J’en ai
marre. Putain de boulot ! C’est normal, oui, il faut des gens pour le
faire, on comprend, mais quand c’est toi ça te fous les glandes. Et plus rien
ne passe, je suis tout tendu, j’ai la peau craquelée parce que les odeurs,
elles me dérangent plus : elles me griffent. Les déchets organiques me
mordent, ils me veulent. Ils veulent que je finissent moi aussi au fond d’un
container dégueulasse, au milieu des horreurs, des cotons-tiges, des capotes,
des animaux crevés,… Oui parce qu’une fois j’ai eu droit à un chat mort, y’a
peu. C’est trop. Je veux bien tout me farcir mais le cadavre d’un animal, moi
vivant, ne suivra pas ce chemin là. Ce jour là j’ai récupéré la boule de poil.
C’était plein de sang déjà sec, et de matière. J’ai tout laissé tomber et je
suis allé au terrain vague creuser un trou à la con mais un trou quand même. Je
suis peut-être un minable mais j’ai quand même mis de la terre sur ce truc, et
puis j’ai planté un bâton sur sa tombe. Foutu culture chrétienne, toi aussi tu
tiens le coup. Et les couvercles claquent quand je les referme sur ces superbes
caisses vertes ou noires. Que ce soit pour le tri ou pas, c’est toutes les
mêmes. Personne ne fait la différence parce qu’une poubelle, mec, c’est une
poubelle. Franchement, je revendrais bien mon nez au marché noir pour oublier
que ça pique et puis pour partir. Je me demande si en vendant un nez tu peux te
payer un petit voyage. Un truc loin et t’es parti quoi. Je dis n’importe quoi,
ça sent la fin de la journée. Je regarde ma montre spirou waterproof. Encore
une demi heure. Ce qui me laisse le temps de croiser les habitants de
l’immeuble. Ils me lancent un regard compatissant. Mon dieu, mon dieu, j’ai les nerfs qui
lâchent. Tu vois quand j’était gamin, on apprenait des poèmes à l’école, et
puis on en faisait aussi, des poèmes. C’était sympa les poèmes. Et tu apprenais
que la poésie pouvait tout rendre beau, sublimer le monde, mec, carrément. J’ai
beau tourner le problème dans tout les sens, moi l’inspiration elle s’embourbe
dans la merde. Plus de trois soupirs à la minute, ça devient gênant. Hop, je
passe à l’immeuble d’à côté. En gros à part le chiffre rien ne change. Je
regarde la pile de sacs gris ou noirs qui débordent et sont posés un peu
partout. Je sens que je vais craquer. Ah, tiens, je craque. Y’a comme une brise
dans ma tête, qui clarifie la situation. Mon opinel. Où est mon opinel ?
Oui, quand t’es un homme faut que t’ai
un couteau dans la poche de ton jean. Un serial killer dans l’âme je brandis
l’arme blanche en direction de la première masse plastique. Et avec un sang
froid redoutable, je l’éventre. Je lui fais la peau à cette ordure. Ses boyaux
se répandent au sol : peaux de banane, mouchoirs, emballage de surgelé,
y’a de tout dans ce ventre. Elle rend son dernier souffle, en se dégonflant
lentement. Le pied ! Bien sûr toutes les autres ont pris peur, elles
essaient de se fondre dans l’obscurité de la cave mais je connais mon boulot,
je suis pro, elles m’échapperont pas. Le vrai carnage comme on le voit pas dans
les films. La boucherie, la vengeance, le meurtre, le défouloir maximum. De
toute façon je suis innocent, leurs organes et leurs intérieurs sont déjà
morts. Les mouches sont là immédiatement. J’ai un sacré sourire de malade
mental quand je ressors de là. Comme tous les assassins, je reste zen, et je
marche. Tranquillement, je quitte la rue, qui ne s’est aperçu de rien. Une rue
avec une allée d’arbre et des petits bancs en bois ça peut pas imaginer ce qui
peut se passer en douce, dans son dos. Au carrefour j’attends pour passer que
le piéton soit vert. Je suis d’un calme. Est-ce que je me rappelle moi-même
avoir été aussi calme une fois dans ma vie ? Même pas. Faut profiter au
maximum. Le parc est plein d’étudiants insouciants. Quelques clodos. Plus tard
de petites bougies vont s’allumer dans les buissons, histoires que certains ne
dorment pas sur la béquille. Je m’en tape, je suis un enfoiré de criminel. Les
quais pour marcher c’est le must. Tu peux suivre le bord du fleuve et tu finis
sur la plage tout au bout. Le trottoir est minuscule et mes yeux sont fixés sur
les remous en contrebas. Je sens un coup de vent à chaque bagnole qui passe,
l’aspiration. C’est flippant, si je fais un pas à droite je suis aspiré pour de
bon. A gauche, je finis à la flotte. La ville est toute excitée ici. Les
lumières s’en donnent à cœur joie, le soleil se couche déjà, et y’a toutes les
couleurs pour tous les goûts. C’est quand même jolie une ville de nuit. Non,
c’est vrai, si on prend le temps de regarder, de poser son regard dans le
vague. C’est ma rivière de diamant d’ouvrier coquet. Un mec qui marche
tranquillement le long des berges en bleu de travail ça sonne un peu bizarre.
Les gens que je croise sur ma tranche de bitume plissent le nez. Et oui, je
sens mauvais. On prend l’habitude madame. Klaxon. C’est l’heure des
embouteillages. Y’a comme une tension dans l’air. Une radio laisse entendre par
une fenêtre ouverte que la brume va se lever. Chouette, j’ai droit à la totale,
à l’ambiance. Cette journée finit pas trop mal, tout semble m’accompagner
jusqu’à la mer, là-bas au bout. J’ai fait la moitié du chemin. Ca sent la
bouffe. Y’a un fast-food en face. Le paquet que me tend la nenette est
archi-plein, et encore une fois je vais le vider. Je reprends la route, les
doigts gras, ce goût salé dans la bouche pendant que les mouettes commencent à
brailler. Faut que je chante un truc à la con par soucis du détail. Le portable
du boulot sonne dans ma poche. Bien sûr que tu vibres, j’ai pas fait mon
rapport au colonel aujourd’hui. Ma main glisse dans ma poche et sort l’animal
bruyant qui fait une chute rapide. A la flotte mon pote. Ca y’est, la mer, je
la sens, l’odeur. J’accélère le pas. L’horizon c’est quand même superbe,
surtout le soir, avec les couleurs. Plus vite. La mer est rouge, orange,
violette, verte. Ok, c’est parti. Les baigneurs du soir hallucinent de me voir
me foutre à poil. Juste sous leur nez, fringues par fringues. Très vite, mes
bourses ballottent contre mes cuisses. Mes jambes sont lancées, rapides,
direction les vagues. Putain ce que c’est bon quand dès la première t’es déjà à
la renverse. Hurler a pour conséquence de déranger encore plus les gens autour
de moi. Ca leur fout les jetons. Mais y’a de quoi, je suis un tueur maintenant.
Un être humain c’est comme un grand sac aussi, fragile et souple, et quand
c’est usé tu le jette, tu t’en débarrasse. C’est pas recyclable l’humain quoi.
Tiens, j’ai toujours ma montre spirou waterproof. Je l’enlève pas, elle me
tient compagnie. On va bien ensemble. Nous deux, c’est pour longtemps. Elle
avait mauvaise mine entre les épluchures et les canettes de coca light. Un
mioche a du la jeter, il devait pas l’aimer. Qu’est-ce qui il a de plus
misérable que d’être foutu à la benne par un gamin qui veut pas de toi ?
Le sable sous les pieds qui chatouille, les coquillages qui coupent et le sel
qui brûle. La brume se lève, ça fait plein de petits fantômes qui remballent
leurs serviettes et se cassent. Il fait super froid quand on y pense. Faut
bouger pour oublier. Je m’amuse trop pour partir, la fête commence à peine et
je me prends la plus grosse des vagues de plein fouet. Je bois la tasse. Sacré
claque ! Et rebelote, une deuxième. Trop d’agitation, vaut mieux sortir de
l’eau. Putain, j’y vois que dalle en plus. Les deux bras en avant au cas où un
lampadaire serait planté dans le coin – ce qui est plutôt une idée ridicule –
je cherche mon pantalon. La pudeur c’est tenace. Et puis le vent qui te caresse
le derrière ça va cinq minutes. Il n’y a vraiment plus un chat alentour. La
purée de poids s’épaissit un peu plus. Et je me casse la figure illico sur une
branche. Un juron s’échappe dans la nuit. Ca croque sous la dent et je crache
pour sortir le sable de ma bouche. Tout à coup, je réalise vraiment. Moi, seul
et nu, comme une statut qui s’effrite sous le chant des rouleaux. Dans ces
moments là, t’as quatre ans, ta pelle et ton seau pas loin. Je fourre
profondément mes mains dans le sol. C’est dingue, j’ai l’impression d’être
amoureux.. La bisque diminue. Je vais pouvoir me rhabiller. La ville s’est
évanouie mais droit devant c’est dégagé. La nuit est sublime : bleu marine
parsemée d’étoiles. Avec mes parents on venait voir le ciel ici quand le temps
et la température le permettaient. J’étais entre eux, calé comme un livre dans
une bibliothèque. Moins cher que le cinoch’ en tout cas. Le grand film nocturne
ça reste culte et ça vieillit pas. La houle par contre c’est vraiment
mélancolique. Ca me rappelle qu’ils sont plus là mes vieux. Et ma sœur non
plus. Disparue un matin, personne ne s’est réveillé et ça a fait un grand trou
d’un coup. Et puis la mer les larmes c’est la même bouteille alors on venait
là. Tiens, voilà mon caleçon. Je me bouge pour le remettre, le secoue, enfile
une première jambe, soulève là deuxième et là je bloque. Y’a une gamine à deux
mètres de moi. Qu’est-ce qu’elle fout ? Elle mate le large. Je finis
d’enfiler mon bout de tissu parce que là ça craint un peu. Immobile, face aux
flots, un bon paquet de cheveux qui flottent dans tous les sens. Comme un halo
autour d’elle : la lumière de la lune. Je fais pas le malin j’avoue. Mais
le pire c’est quand elle tourne vers moi son visage, parce que qu’elle n’a pas
changé. Mon cœur se serre et me fait mal. Peux plus bouger d’un pouce. Elle
sourit. Pourquoi tu souris ? Tu es contente de me retrouver ? Tu as
fait exprès ? Mince, petite sœur qu’est-ce que tu fous là ? Et j’ai
l’air de quoi, moi, à me présenter à toi, en sous-vêtement, avec ma montre
spirou waterproof et mon fumet de poisson pourri ? M’en veux pas si je
suis pas clean. Je mène ma vie comme une barque pleine de trou. Merde, mais
pourquoi tu es là, je peux pas foutre un pied devant l’autre pour venir te
prendre dans mes bras. Tu es revenue ? Tu restes ? Elle sourit
toujours, mais s’éloigne. Ses jambes fines tremblent pas malgré la puissance de
la marée. Son bassin est déjà noyé. Rien ne veut sortir de ma bouche, pas un
cri, que dalle, quand ses épaules se mouillent. Mais elle continue, se retourne
encore, et me fais un signe de la main. Un truc joyeux, un geste qui lance un «
à tout de suite » ou un « à plus ». Je suis en train de chialer.
Une saleté de bosse noire l’avale complètement et pour de bon. Puis plus rien.
Plus rien que mon corps qui tombe sur ses genoux. Plus rien que le vide qui
tape dans ma poitrine. Plus rien que ma montre spirou waterproof. Plus rien que
la brume, la nuit, puis l’océan.
Dans un observatoire. La pièce principale est de
forme ronde. Une immense baie vitrée dévoile, à 360 degrés, l’immensité et la
beauté d’un ciel du solstice d’été. Un grand télescope majestueux dont le bout,
traversant le plafond, est pointé vers le ciel. Au fond il y a un fauteuil. La
nuit.
HERISSON. – Porter des bouquins d’un bout à
l’autre de l’observatoire, sans arrêt. Voilà mon job d’apprenti. Lui, là, le
grand astronome à la mort moi le nœud il garde l’œil coincé dans son tube, tout
ça vers le ciel noir, l’espace qui s’étend. J’ai les bras qui tremblent. Un
jour ça va lâcher, les os, les ligaments et l’échafaudage va se foutre en
l’air. Sérieusement, il va pas les lire. C’est évident et pourtant faut que je
trimbale toute cette poussière, sans arrêt, toutes les nuits. De la
bibliothèque à côté jusqu’ici. Et la journée c’est l’inverse, on rebrousse
tout, et les livres se barrent dans l’autre sens. Mon dieu, mon dieu, et dire
que j’étais tellement heureux de me retrouver ici, apprenti à l’observatoire du
solstice d’été. Avec le plus grand des astronomes pour directeur. A l’entretien
il agitait sa rolex d’un air mou, mais mou. Mes parents ont été envoûtés. Le
truc qui brille ça fonctionne à mort. Le genre hypnose quoi. Ils ont signé
l’accord et puis ils sont partis. Je suis resté là, comme un objet à la
consigne. J’étais casé, avec un avenir ciblé. Tiens le vieux s’est décollé. Il
a un énorme cercle rouge qui fait le tour de son orbite à force de s’enfoncer
le grand tout dans le visage. Qu’est-ce qu’il fabrique ? Il va pisser.
Allez hop pendant que papi vidange moi je fais une pause. S’il pouvait avoir
une colique immédiate ce serait au poil. Bon j’avoue la baraque est plutôt
chouette, c’est pas mal d’y habiter. Partout autour, du bleu, du bleu, du bleu
et tu peux te noyer dedans, à l’envers sur un fauteuil, les pieds qui dépassent
le dossier. Tout ce bleu profond rien que pour moi et le sang qui me monte à la
tête lentement. Quand j’émerge de la contemplation je suis toujours barbouillé.
Un jour le vioque m’a chopé, tout rouge, à m’envoyer en l’air, là-haut, en
extase devant le spectacle céleste. Le walkman a fond dans les oreilles. T’es
qu’un flemmard il a dit. L’astronomie c’est pas du rêve, c’est de la science
jeune homme. Oh moins je suis pas un drogué j’ai répondu. Ce qui d’une
n’est pas vrai et puis qu’est-ce qu’on s’en fiche alors. J’ai pas trouvé mieux
quoi. Et hop une pile de plus, putain, je pourrai jouer à la guerre de 14 avec
tout ça, me creuser mes tranchées. Et au fond de cette terre de papier j’y
enterrerai sa rolex. Je lui ferai une tombe à sa jolie montre en or. Le
revoilà, avec sa braguette ouverte et sa tâche d’urine sur le froque. Il
traverse et… gloup le télescope qui lui gobe le globe oculaire. J’ai même l’impression d’entendre le bruit
des fois. Il a même pas vu que je m’étais arrêté. Il est vraiment dans son
monde. T’as beau gesticuler dans tous les sens, il est bien foutu de zapper.
Quand j’étais gosse je voulais vraiment être astronome. J’ai jamais pu
m’empêcher de regarder en l’air. Du coup je me cassais la gueule tout le temps.
J’ai été opéré du nez plusieurs fois. A force de tomber dessus. Et je me
faisais engueuler et je me marrais, la main sur le pif qui pissait le sang. Mes
parents me le répétaient sans cesse : tu finiras par le perdre, tu finiras
par le perdre. C’est pas facile de s’imaginer sans nez. Je suppose que je
l’aurai gardé dans un petit pot la nuit et puis le jour je l’aurai scotché à ma
figure plate. Je me suis pas encore remis à bosser. Il est bien silencieux ce
soir. Il dit rien, il respire à peine, ou peut-être pas. C’est comme si toutes
les planètes s’étaient faites la malle et lui regardait un grand trou vide,
sans rien et ça, ça lui en bouche un coin. Le bras qui porte la montre pendule
dans l’air. Il doit vraiment être dans la lune. Je me lève. J’ai envie de la
lui piquer. Son truc qui brille, son or du rhin. Je suis juste derrière, je
m’approche, pas de bruit. Je suis le mouvement oscillatoire du poignet,
l’accompagne. Plus que quelques centimètres. Ca y’est je touche le métal froid.
Il faut faire sauter le clip. Pas simple. J’y suis presque, yes ! Le
trésor se détache et tombe, comme une étoile filante, mais trop, trop vite,
j’ai pas le temps de rattraper, et elle s’écrase en plein sur la vitre, en
plein contre, le sol, merde, ça craint. Les éclats giclent de partout. Et là,
le grand épouvantail grogne, mince, flûte. Si il voit le désastre moi je saute.
Je suis projeté dehors en moins de deux. Viré. Je sens dans sa respiration
qu’il perd contact avec le firmament et son esprit redescend sur terre, traverse à reculons le tube et revient se
poser dans son corps. Il s’apprête à se déloger de la lunette, pas le temps de
cacher le corps, le cadavre de l’or du rhin. Faut pas qu’il vois ça, c’est le
principal. Une solution, vite, allez. Geste réflexe, mon bras s’envole, rapide
et ma main précise le mouvement en s’abattant comme une masse sur l’arrière de
sa tête grise. Non, là je rêve pas, le bruit dégueu je l’entends. Splorch ça
fait. Et le tube de métal et de verre empilé s’enfonce direct jusqu’au cerveau
comme un stylo dans une plaquette de beurre. Ouille, serais-je allé un peu
vite ? Je recule d’un pas, observe mon œuvre. Il reste debout, là,
accroché à son outil de travail qui par un mystérieux effet de ventouse, le
maintien dans la position verticale. Son orbite suce la tétine froide
fermement. Je fais le tour pour essayer de comprendre mieux. Finalement, il est
comme d’hab’. Pas bougé d’un pouce. Bon y’a ce petit filet de sang qui descend
tranquillement le long de ses vêtements, et remplit sa chaussure. Rien par
terre quoi, c’est propre. Quand tu regardes de dos tu captes que dalle. Je
ramasse la montre qui elle aussi a perdu la rétine. Elle tique plus. Je la
place quand même à mon poignet. Elle brille plus que jamais. Je la remue d’un
air décontracté en pensant à mes parents. Sûr qu’ils seront fiers de me voir
pour les vacances avec une petite récompense pour mon travail assidu. Ah, il
est l’heure d’aller saluer les dieux et les astres. J’enfile mon walkman,
écouteurs dans les oreilles, bien calés. Faut que ça tienne. Je traîne le
fauteuil jusqu’au milieu, pile au milieu. Je m’y installe à l’envers, les
jambes croisées lancés vers le plafond transparent, et la tête en bas. Musique
à fond. Et mon esprit saute comme une puce se balader sur la grande ourse. Et
là je remarque, contre la vitre, allongé sur un des arceaux, non c’est pas
possible, une gamine, toute noire, mais elle se dessine quand même. J’arrache
les fils qui sortent de mes oreilles, debout en deux deux. Comment elle est
montée là-haut ? C’est pas croyable. Faut que j’y aille, faut que je
trouve un moyen. Mais par où passer ? J’en sais rien, alors je fixe la
petite silhouette. Je la fixe, encore et encore, pour qu’elle tienne jusqu’à ce
que j’aie une idée, même débile mais une idée. Et là, sous la lumière de la lune
je vois son visage, elle est consciente, elle dors pas du tout, elle colle son
nez contre la surface sphérique, et. Elle appuie, fort, et ça déforme ses
traits, sa joue s’aplatit aussi. Qu’est-ce que tu essaies de faire petite boule
noire ? Pourquoi tu me regardes comme ça ? J’ai jamais vu des yeux si
tristes, si noirs, si mouillés. Et puis, le bruit, le craquement, le crissement
de la fissure, non, elle est toute légère j’en suis sûr. La vitre ne peut pas
céder, trop épaisse. Mais l’éclair blanc continue à zébrer en tous sens. Le
poids du chagrin, le poids de l’abandon, je le sens comme une pression parce
qu’il est maintenant juste au dessus de ma pomme. Je ne peux que tendre les
bras, grands ouverts parce que je sais que ça va péter, et qu’elle va piquer comme
une enclume jetée d’un avion. On va voir si mes membres ont assez appris, assez
porté de poids, pour recevoir, recevoir cette gamine. L’orage finit par éclater
et une pluie tranchante s’abat sur moi, sur mon corps ouvert, mes yeux clos, ça
me déchire verticalement, me découpe, et je sens que le tissu ne retient rien.
Je me retrouve nu, parce que tout est en lambeaux sur le sol. C’est
interminable, je suis rayé de haut en bas, je le sa)s à la douleur, et mes
épaules sont celles d’un hérisson, pleines d’aiguilles blanches, transparentes,
et rouges. Et je ne reçois rien de plus. Rien de plus que le son de l’océan en contrebas.
Plus de vitre pour le retenir. Et ce vent plein de sel qui me pique. Je
m’avance, pour regarder. Je regarde en bas. C’est infiniment plat et sombre
mais ça fait un sacré boucan. Apaisé, je me sens plus léger alors, ça fait
comme de la pommade. Mes pieds flottent, moi aussi. Je me soulève ou le vent le
fait, j’en sais rien. Il n’y a que cette montre qui me tient encore au sol.
Pour donner du lest je la laisse et je me laisse emporter comme une feuille, le
long du flanc de la colline, jusqu’à l’entrée de la plage et de son sable.
Enfin on me dépose, sanglant mais sans douleur, au milieu des coquillages. Tout
est brumeux mais ça se retire. Je reste immobile et mes pieds qui sont arrivés au bord de l’eau, s’enfoncent un
peu plus à chaque nouvelle vague.
Un tout
petit garçon est venu aussi. Ses mains jointes comme pour prier, contiennent
quelque chose, cela se sent. Il regarde partout autour de lui mais il est
difficile de voir bien loin. Lorsqu’il est certain de ne pas être vu, il libère
d’entre ses doigts une pièce de monnaie, épaisse et brillante. Il la fixe des
yeux, sans relâche. Il se concentre, il y a un petit pli sur son front. Il
observe très attentivement ce petit objet lumineux qui n’est plus vraiment une
pièce de monnaie. Désormais ça bouge. Et alors que le front du garçon redevient
lisse, un scarabée luisant se promène le long de son bras.
Dans un
grenier sous les toits. Sur les murs, une constellation de babioles,
colifichets, trucs en perles, trucs en bois, portes bonheurs, et des plumes,
pleins de plumes, des colliers de dents, rubans, montres, instruments, cordes
et ficelles, dessins, piécettes. C’est plein. Un jeune homme en pantalon, torse
nu, torse très blanc, torse tatoué. Il s’habille de tout ça, morceau par
morceau, bijou par bijou jusqu’à être entièrement recouvert.
HIKIKOMORI. – Ok, j’ai les plumes qu’il faut
dans les cheveux, les dents autour de mon coup, c’est ok pour les oreilles,
tout tient bien. Tout va bien se passer. La clé, ok sur la porte. Faut que je
la tourne, je vais sortir, je vais sortir. Y’a pas d’autres solutions. J’avais
six moi de provisions, tout bouffé, tout fini. Jusqu’à la dernière miette. Pas
un jour de plus, quinze jours que j’ai faim. Je me lance, je tourne la clé. Où
elle est déjà ? Ok, sur la porte. Je transpire déjà, je veux pas, c’est
trop flag’. Calme toi, concentre toi. Tu connais le chemin, tu l’as fait y’a
six mois. Il a peut-être changé mais normalement c’est le même hein. Bon, c’est
parti. Je vais quand même prendre ma croix aussi, et… non ça suffit. Fait un
drôle de bruit la serrure. L’air est frais dans les combles. Merde, c’est quoi
ces draps blancs partout ? Touche pas vaut mieux. Je glisse entre, c’est
les toiles d’araignée. Ok, c’est logique, ça se tient. Ca protège tout ça.
C’est comme si je vivais dans un cocon, bien en sécurité. Y’a un souffle frais.
La seconde porte, celle qui donne sur l’escalier. Les premières marchent sont
raides, je l’ai écrit quelque part pour pas l’oublier. Quand je marche, ça fait
du bruit, ça s’entrechoque. Le cliquetis attirent les bestioles autour, elles
avancent, veulent pas que je parte, mais je reviens, c’est sûr, il faut juste
que… La seconde porte. Le grincement me fait un drôle d’effet, dans le cœur tu
vois, un truc qui le soulève. Je descends, pas à pas, chaque marche compte,
j’ai écris combien il y en avait, je voulais être sûr. Les premières portes
habitées. Il y a des gens ici, derrière, je le sens, ça vibre d’humanité. Y’a
six étages, sauf si l’immeuble s’est enfoncé dans la terre ; sauf si
l’immeuble a poussé vers le ciel. Le vertige, j’avais oublié le vertige, j’ai
pas noté le vertige, et il me surprend là, dès le début du chemin, mais au
retour il aura disparu. J’ai les pieds dans du béton. D’un coup la lumière,
d’un coup ça brûle, je dois fermer les yeux, je mets mes bras couverts de
bracelets devant mon visage. Et dans l’aveuglement j’entends qu’on s’adresse à
moi, par des mots simples, et ça vibre de partout. Je ne sais plus parler, les
mots je sais plus faire alors je recule contre le mur, et ça fait du bruit. Et
l’on s’approche de moi, je peux voir une tâche qui avance, non, deux tâches, il
y a aussi… Un chien, c’est un chien. Il est là, il renifle mes vêtements de
bois, de plumes et de métal. Je compte plus les marches, et je dévale
complètement, ça fait comme l’orage. La rue, les voitures, les gens partout, et
les lumières, je les vois, leurs yeux colorés, ça me gifle jusqu’au fond de
moi. Je dois courir, trouver la nourriture, payer, et partir, revenir. Tout le
monde me regarde, moi et mon boucan que je fais. Un vrai torrent, ça écarte les
autres, pratique. Au carrefour, je fonce, derrière moi ça se rentre dedans,
l’accident, peut-être que c’est grave. Avec toutes mes plumes je vais plus
vite, je siffle dans l’air avec la vitesse. Je passe sous un grand porche avec
une horloge effrayante, j’ai envie de m’arrêter parce qu’il n’y a que
l’obscurité ici, et c’est reposant. Faut continuer, pas penser. Je me rappel,
je l’ai noté aussi, l’épicerie, près de l’eau. Faut que je trouve l’eau qui
coule vers la mer. Les quais. De temps en temps je fais tomber des choses, j’ai
pas assez serré les nœuds, mauvais signe. Mais pour le chemin c’est bon, y’a
une histoire comme ça, c’est pour pas se perdre. Je ruisselle. A droite, là, la
vibration de l’eau. Oui, au bout, le bord. J’y suis. La faim me met dans tous
mes états, me fait mal aussi. Les environs sont inconnus. Mais là, enfin un peu
plus loin, mais à deux pas, je la vois, ma caverne à provision. Un dernier
effort. Je me dis que je vais dans la même direction que l’eau, je vais vers la
mer, ça me pousse un peu. Les voitures hurlent. J’essai de ne pas quitter le
trottoir des yeux. Mais je sens quelque chose, de l’autre côté. Ca vibre pas
pareil. En face, y’a un homme bizarre, tout bleu, et il marche vite, comme moi,
vers la mer et derrière lui il y a cette fille qui le suit. On me bouscule,
presque la chute, je me remets en marche. Le magasin est ouvert, je fais de
petits gestes pour rester silencieux mais le vieux vendeur m’a vu, il bouge pas
de son comptoir mais je sais qu’il me quitte pas des yeux, je sors pas de son
champ. Je prends un cabas, qu’il faudra payer aussi et j’y fourre tout ce que
je trouve de non périssable. Je mange plus que des graines et des féculents, je
suis tout maigre mais ça va. Je remplis jusqu’à plus pouvoir porter, jusqu’à ce
que mes bras en lâche presque, et je pose ça à côté de la caisse. L’ancien me
regarde, il est méfiant, il ose pas me jeter mais il aurait envie, il commence
à faire le compte de ce que j’ai empilé. Le moment le plus délicat arrive, il a
terminé et je lui tends la plus grosse perle que j’ai. Il la prend parce qu’il
comprend pas ce que c’est. J’attrape ma nourriture et lorsque la ride se trace
sur son front je décampe. C’est lourd, j’avais pas pensé à ça. Je vais me faire
coincé si je me dépêche pas. Faut changer de plan. Je grimpe sur un capot, et
je traverse comme ça, de capot en capot, et ça klaxonne quand je pose le pied.
L’autre côté, c’est pas large, alors je passe par-dessus le rebord. Sans
réfléchir, et puis y’a une petite pente, de la poussière et des cailloux. La
berge, et la végétation. Je me traîne avec mon chargement dans un buisson,
dense, et me fous en boule. Le temps s’arrête, je suis de nouveau à l’abri.
Passé d’un refuge à un autre, voilà ce que je sais faire. Et le temps
s’arrête. La ville est silencieuse comme
si elle venait de mourir. Et j’entends le vent, mais ce n’est pas le vent
seulement dans les feuilles, c’est le clapotis du fleuve. Ce n’est pas que le
vent dans les feuilles, c’est l’eau aussi. L’eau monte. Ma main s’attache à une
branche, je connais mes forces, mais la peur. L’eau monte. Et vient me toucher.
Elle tire. Et mon sac de provision. Ma nourriture pour les six prochains mois,
elle me l’emporte alors que je m’accroche. Je me dis que je suis facile à
tromper. Non, je me dis elle n’aura pas ça, pas mes provisions. Je nage alors
en direction du sac, m’extrait des branches et je découvre, flottant plus loin,
mon cabas dans un fleuve en crue, déchaîné, violent. Mes bras qui battent l’eau
et mon corps aussi rapide qu’un poisson qui glisse dans le flot. Je gagne du
terrain. J’y suis presque. Je crie pour me donner du courage mais ça ne
s’entend même pas. Même mes propres oreilles ne l’entendent pas. Le fleuve gueule
lui aussi. Me voilà, presque, j’y suis, rapide quand même, je bois la tasse, je
tousse, et je rejoins mon radeau de pâtes et de riz. Collé contre ma bouée,
elle me sauve des remous, me sauve la vie. Et le fleuve que je ne comprends pas
me crache dans la mer. Aussitôt il se calme. Il se tait. Le temps s’arrête à
nouveau et lentement, très lentement, je rejoins la terre. M’écroule sur
le sable, qui m’habille, et je vérifie qu’il ne manque rien, que ma nourriture
qui m’a sauvé, n’a pas du se sacrifier pour moi.
Une femme
portant une large robe. Et dans ses bras : un œuf. Un très grand œuf. Elle
le serre très fort dans ses bras pour le protéger de la fraîcheur du vent. Puis
elle s’agenouille et le dépose sur le sable. Elle, en tailleur, l’œuf, allongé
sur le côté. Sans doute le silence manque pour entendre le premier craquement.
Mais la coquille se lézarde, se fissure. Alors que la brume se lève, on
aperçoit, sortant de l’œuf, un étrange animal. Quelque chose d’hybride,
indéfinissable. Et déjà on n’y voit plus, déjà tout est blanc.
Dans un
appartement exiguë,
Une jeune
fille coincée entre ses livres,
Une
guirlande pas si festive grésille, clignote, déconne.
MARIEKE. – Clope sur clope, café sur café, et
mes yeux qui se grillent sur cet écran d’ordinateur, et mes doigts qui suivent
les lignes de mes livres de droit parce que sinon crois moi c’est pas possible
de pas glisser ailleurs. La concentration c’est un sacré combat, tu gagnes pas
souvent en plus. Des fois je me demande, je me demande vraiment, ce que je fais
là, à lire ces trucs constitutionnels, à bosser ces décrets ces machins,
jurisprudences et dérogations. Le plafonnier clignote, court-circuit. Je tape
sur le mur pour stabiliser la lumière, et le voisin d’à côté tape pour que
j’arrête mes conneries. En plus j’ai mes bras qui me grattent à mort, l’eczéma
qui fait pas rire. L’autre à côté a foutu la musique à fond maintenant. Quel
emmerdeur, bon je tape sur le mur. Il baisse pas la musique et il continue à
taper en réponse, du coup la lumière déconne à nouveau. Mes lignes aussi. Tout
devient flou. Ras le bol. Je vais m’envoyer de l’eau sur la figure, du coup le
maquillage dégouline. Faut que je mange. Je vais faire une pause, descendre,
manger un burger immense, bien gras, avec des frites, puis pleurer sur mon
ventre et mes trois bourrelets insupportables. J’y suis pour quoi au fond si le
droit ça creuse. Et puis puisque c’est de leur faute je vais leur faire prendre
l’air à mes pavés. Je récupère mes livres et les fous dans mon sac, vérifie que
j’ai de la monnaie et je tape une dernière fois sur le mur, l’écho est
immédiat, c’est plutôt amusant ce petit jeu, même si je me fais traiter de tous
les noms. Les insultes traversent encore mieux les murs que la mauvaise
musique. Je passe à la salle de bain, je me coiffe soigneusement, essuie mon
visage, attache mes cheveux et me change, enfile ma robe fourreau, me demandez
pas pourquoi, mes talons, et m’apprête, en tenue de soirée, à faire honneur au
fast-food du quartier. Le sac est super lourd, pas grave, c’est parti. Je
martèle le sol au rythme militaire parce que ça aussi, l’autre con, il déteste.
Je débarque comme une princesse au pays des calories. L’imprévu c’est la file
d’attente à toutes les caisses. Tout le monde a la dalle ce soir on dirait, ou
alors y’a une promotion spéciale. C’est long, et moi qui ai tous mes livres
dans mon sac, quelle idée j’ai eu encore. C’est dingue tous ces bides énormes
réunis, ça donne une vision bizarre de la race humaine. J’ai comme envie de les
dérider. Y’a pas d’ambiance ici. Bon, je met y mettre mon grain de sel. Hop, je
sors tous mes bouquins et je les empile, bien parallèle, par terre, même si
c’est sacrément crado. Sept tomes empilé et j’y grimpe dessus, grosse prouesse
vu mes talons. Voilà, parfait, bonne vue, je fais sensation. Tout le monde me
regarde et moi je me sens plus, faut que j’y aille alors je me lance et je
claque des doigts, installe un rythme, y’a un truc que j’ai souvent dans la
tête alors ça vient tout seul. Et dans le restau, je leur balance ma version
perso de You give me fever, crescendo, a capella. Et ça suit, on m’accompagne
et y’en a un ou deux qui chante avec moi les dents pleines de grumeaux mais bon
c’est la situation qui veut ça. Les lumières se font plus douces, et dans ma
robe noire j’illumine la salle. On tape sur les tables, siffle pour
m’encourager. Je termine ma chanson sur un tonnerre d’applaudissement. Je
m’apprête à me retirer pour commander le menu que j’étais venu chercher au
départ quand je reçois en pleine figure un truc mou et chaud. J’ai un hamburger
collé sur la gueule, du côté droit, et un connard vient me verser ses frites
dans le décolleté. Puis c’est l’averse, le déluge, un océan de graisse s’écrase
sur moi, s’agglutine sur ma robe, me tâche sans répit. Deux minutes suffisent
et je suis recouverte de sauce, de cornichons, de nuggets, de feuilles de
salade, et ça putain c’est quoi, je sais même pas. Nouvelle mitraillade de
frites. J’éclate de rire quand je réalise vraiment, c’est plutôt génial comme
expérience. Un mec plus adroit que les autres m’envoie une pomme de terre au
fond de la bouche, et je tousse, je m’étouffe parce qu’elle est resté coincé la
saloperie. Je tombe à genoux au sol en faisant de grands gestes débiles.
Personne n’a envie de me taper dans le dos parce qu’il est dégueulasse. Et puis
une nana chope un de mes pavés et me flanque un coup. Comment elle peut avoir
autant de force, cette conne, elle fait du baseball ? Mais c’est gagné, je
crache une boulette gluante, l’air passe, sauvée. Le patron débarque en furie,
et vient m’aider à me relever, il aboie dans tous les sens. Il me traite comme
une grande artiste et me fais mille excuses, mille mouchoirs pour m’essuyer et
il me tend pour me remercier une boîte cadeau offerte, c’était donc pour
ça qu’il y avait tant de monde. A l’intérieur, il y a plein de conneries, dont
c’est pas mal quand même, la montre hamburger. Quel goût. Je finis par
décamper, et au passage je jette un coup d’œil à la pomme de terre qui aurait
pu m’envoyer bouffer des pissenlits. Mais je ne veux pas rentrer chez moi. J’ai
encore quelque chose à faire ; finir de sortir de mes gonds. Me décharger
de ce poids. La pile de livre dans les bras, j’avance contre le vent. On voit
même pas l’océan, y’a trop de purée dans l’air. J’ai l’air d’une équilibriste
parce que je chancelle pour garder l’équilibre. Ou bien je suis encore dans
l’excitation de ma danse improvisée. En tout cas, j’ai quelque chose à faire.
Je ne crois personne sur le trottoir, plutôt pas mal. Et le trafic se fluidifie
tout à coup, laissant les voitures s’enfuir et disparaître. Le calme parfait.
Bientôt la terre et l’herbe à la place du goudron, puis le sable à la place de
la terre. Les yeux qui ne voient plus parce que toujours cette purée. Mais je
trouve, je le trouve, mon océan. La purée se barre pour me laisser lire les
titres. Je les lis dans ma tête, me concentre pour les oublier immédiatement,
et je les jette, de toutes mes forces. Même celui qui m’a sauvé la vie parce
qu’il m’a tapé dans le dos, aidé par une conne. Même lui je le fous à la
flotte. Un par un et ils jouent aux montagnes russes dans la petite houle. Mais
ils reviennent, un par un, s’échouer à mes pieds. Je les rejettent, un par un,
mais rien à faire, ils reviennent. A peine mouillés, presque imperméables, ils
ne se laissent pas emporter. Dix fois, vingt fois, trente fois, je tire en
visant les étoiles pour lancer loin. Rien à faire, ils reviennent, quasiment
secs, increvables. Et mes pieds me chatouillent et mes jambes, et je sens que
quelque chose grimpe le long de mes jambes. Ce sont des crabes. Des crabes et
ils pincent ma jupe avec leurs grandes pinces, et escaladent encore. Ils sont
nombreux, vraiment nombreux. Ils mangent la sauce du fast-food, c’est elle qui
doit les attirer.
Une
silhouette se dessine dans la brume. Puis la brume se retire. Il est homme et
animal, celui qui vient. Il a une fourrure épaisse, claire, et le vent l’agite.
Il semble incertain, un peu abattu, peut-être triste. Non, il assure son pas.
Il se redresse et continue sa route. On voit que ses formes ne sont pas
humaines, pas complètement. Et sa queue dessine une arabesque plus sombre, que
l’on distingue. Lorsque l’on peut voir enfin il y a la plage, les étoiles et
lui, le singe qui se tient bien debout. Ses pieds laissent dans le sable des
empreintes de mains. Et dans ses mains, il porte un sac en plastique
transparent qu’il tient clos. Dans ce sac, une tâche rouge, si rouge que ça
brille. Il y a comme une lumière dans la nuit. C’est un poisson. Le singe qui
marche vers l’océan amène ce poisson avec lui. Et très vite il est là, au bord
de l’eau. Sur la limite qui se déplace. Il ouvre le sac en plastique
transparent et libère son contenu et la tâche rouge que l’on peut suivre encore
tourne en rond, lutte contre le courant. Au côté du singe apparaît alors un
chat. Et tous deux, chat et singe, regardent le poisson nager. Plus de rouge,
il devient plus sombre, plus gros. Puis il part vers le large sous le regard
attentif de ceux qui l’ont accompagné.
CELLE QUI DEVIENT BOIS. – Le banc de bois, au bord de la route de béton
chaud qui sépare la ville de l’océan. Je l’aime, ce banc. Celui qui me porte
sans me poser de questions, et me laisse anonyme. Anonyme, je me sens mieux.
Anonyme, on est moins seul. Il y a plein d’anonyme n’est-ce pas ? Et si
j’ai mal, c’est comme tous ceux qui ont mal. Si j’ai mal, ce n’est pas en
donnant mon nom que je le dis ou te le dis ou le dis à d’autres. Je veux dire
que, avoir mal comme tous le monde c’est discret, c’est religieux. Je l’aime ce
banc. Il est un peu le mien, juste parce que je l’ai choisi. Il ne paye pas de
mine. Mon fils non plus ne payait pas de mine. Je veux dire en tant qu’anonyme,
discret, sans nom, comme ça, si tu le croisais à la gare ou à la piscine. Des
bancs il y en a partout, comme des fils. Tout le monde n’a pas un banc et je
n’ai plus… les autres aussi ont des bancs et ils ont des fils. Moi, plus. Je ne
l’ai plus, mon fils. Je ne veux plus le dire mais on me force, on me
questionne, on me demande tout le temps. Tout ça pour te dire ensuite, il faut
oublier, ne pas être mélancolique, être forte. Mais anonyme sur mon banc j’y
pense, sans qu’on m’emmerde. L’océan est tout entier mélancolique. On ne lui
reproche pas à lui, de se déverser sans fin, avec langueur, sur les plages du
monde. Je me sens bien là sur mon banc comme il y en a d’autres, devant l’océan
qui appartient à tous mais trop grand, trop grand pour le posséder. Je me dis
alors que sur tous ses bords on se recueille, un peu partout dans le monde. Si
tu veux savoir pour mon fils je te répondrais qu’il est parti en Chine,
j’inventerai un suicide amoureux, un accident hasardeux, un mécanisme de la
vie, le tragique. Des fois je prononce le mot. C’est égal. Pour moi mon enfant,
toujours petit, c’est comme ça que je le vois, petit comme une souris. Et là
souris tombe dans le broyeur de l’évier. Trop d’images qui me tournent autour,
ces horreurs, et comme des boumerangs, ça revient, ça assomme. Les boumerangs
volent en cercle au dessus de mon banc, oiseaux de malheur. Encore je parle, je
n’en peux plus de parler. Moi sur mon banc, ne faisant plus que ça, sans
paroles inutiles. L’image me suffit et pourtant. Je ne retiens plus mes mots,
pas plus que mes larmes et peu importe si ce que je dis se noie dans le sel.
Les mots sonnent mal, oui, ils sont pleins de hoquets et ma bouche est tordue.
Je ne veux plus que mon banc le sable et le sel. L’image. Mon corps immobile se
vide comme on vide les pharaons pour les conserver, pour le passage. Mes yeux
coulent sur mes genoux durs. Je m’étais rendu compte qu’ils étaient durs et
immobiles, en fait ils sont de bois. En bois désormais. Mon bassin ne bouge
pas. Il est sculpté, accroché à ce banc qui me soutiens, et avec lequel le bas
de mon corps ne fait qu’un. Cela me convient. Je caresse ma jambe de statue,
c’est plutôt agréable mais mes doigts sont blancs. D’ailleurs il en manque un.
Je suis sûr qu’il était là il y a quelques minutes. Je m’effrite, mes bras
s’effritent, mes seins tombent en poudre blanche le long de mes vêtements. Mon
nez a disparu, laissant sur le banc, entre mes jambes, une petite colline de
sel. Bientôt le silence, et puis on ne me reconnaîtra plus. J’ai la vague
impression, alors que mes sens m’abandonnent, de voir des fantômes, dans le
brouillard qui se dissipe. Ici et là, avançant vers l’eau. Peut-être est-il là
lui aussi. Les boumerangs volant tombent tous au sol, d’un coup. Et moi avant
de tomber en poussière sur mes jambes, avant de m’écrouler sur moi-même, je
repense à tous ceux qui sont anonymes au bord de l’océan comme au bord du vaste
monde et qui communie leur humanité. Retrouver son lien au monde et ne plus
avoir à se parler. Une grande communion et le silence et se laisser aller.
Enfin.
Quelqu’un
est là. Marchant comme tous les autres. Dans la même direction. Jusqu’au bord
de l’océan. Il avance d’une façon très régulière, au début. Ses mouvements sont
saccadés, décomposés, mais régulier, au début. Puis il y a le sable et Cirrus
n’a pas l’habitude de fouler un sol meuble. Il n’a pas l’habitude que cela
s’infiltre dans ses chevilles, dans ses rouages. Pourtant il continue, et sur
sa peau réfléchissante, les nuages se reflètent, et les vagues dessinent des
courbes bleues. Il ne comprend pas trop pourquoi il est là, ce n’est pas prévu
dans ses fonctions. Il n’est qu’un humble robot. Pour la première fois ce qu’il
fait est différent.
MARC. – Je travaille depuis six ans dans ce bar.
Six ans, depuis qu’on m’a foutu à la porte de chez moi. On m’a dit : si tu
veux rester il va falloir bosser. Ma vie se résume entre mon boulot de serveur,
ici, et quelques heures pour dormir, chez moi. Ici, douze heures par jour,
peut-être plus. Je ne fais plus attention aux aiguilles maintenant, je suis
habitué. Mon corps me porte courageusement mais je l’aide un peu. Ce soir je
l’aide beaucoup, je lui donne du carburant, je bois. Il fait chaud. On me
commande des boissons pour la table du fond. Mon plateau plein, j’y vais en
zigzaguant. Je lance un « ‘soir tout le monde ». Ma voix me trahit immédiatement.
J’essai de trouver une contenance, en leur servant leurs verres. Ils ont pris
les cocktails les plus colorés. Bon sang, de voir toutes ces couleurs, je tiens
encore moins debout et. Y’en a un qui cri. Y’a de quoi, il est trempé. J’ai
renversé le contenu d’un verre sur lui, ce qui ne m’a pas empêché de le poser
devant quelqu’un d’autre. Je me dis, l’éponge, un mouchoir, vite, agir. Et je
m’apprête à essuyer ma victime. Sauf que ça à l’air de lui plaire. Je décèle
une excitation assez visible alors que je frotte pour le nettoyer. Ils parlent tous fort sans que je puisse
comprendre vraiment ce qu’ils disent. Il fait vraiment chaud. On m’appelle à
l’autre bout de la table parce que quelqu’un d’autre est mouillé. Je m’y rend
en rampant, plus la force de me relever. Même excitation chez lui. Je m’en fous
je me concentre, j’essai de bien faire mon boulot, je frotte toujours. Alors le
garçon d’à côté se renverse sa boisson sur le froc. Et bientôt tous sont pleins
d’alcool de sirop et de jus de fruits mélangés. Je fais le tour de la table
pour contenter les clients. Je frictionne à la suite tous les sexes de
l’assemblée avec mon mouchoir trempé et. Pour m’encourager, on m’applaudit, on
chante, on tape des pieds. Je finis enfin. Il fait beaucoup trop chaud. Une main
me force à m’asseoir. Combien sont-ils ? Je ne vois plus très clair. Il
reste un verre d’alcool plein, que l’on me donne en remerciement. Je le vide et
je bascule presque. Je reste immobile, les yeux vitreux. Mais leur jeu continu.
Je sens qu’on m’enlève le t-shirt. On me déshabille et. On me colle une
rondelle de citron sur le front. Elle tient parfaitement bien. Tous éclatent de
rire. Je les entends comme dans le lointain. Je ne suis plus vraiment là. J’ai
l’image mais plus le son. Une autre rondelle se pose sur mon épaule. Puis une
sur mon torse. Je finis recouvert d’agrumes en tranche. Et je me mets à rire
moi aussi. A rire très fort, si fort que plus personne ne ris. J’ai pris toute
la place d’un coup. Et lorsque j’arrête de hurler une voix trouve très
facilement son chemin dans mon oreille. « Est-ce que je peux avoir une
explication ? Hein ? Qu’est-ce qui se passe ici ? Messieurs,
veuillez excusez mon serveur. Tu entends andouille ? Tu es
renvoyé ! » Le silence revient. Je me réveille un peu et. Nouvelle
vague d’applaudissements, de hourra, de rires, de bravo. Tonnerre et
tremblement pour mon renvoi, on m’acclame. Je sens qu’on me remet debout, on me
serre la main, on me tape l’épaule. Puis les bras qui m’enlacent, et l’on me
porte en triomphe. Tous ceux de la table du fond, hilares et joyeux, me portent
sur eux, et sortent en cortège du bar. Le patron courre derrière. L’addition,
l’addition ! Mais il ne peut rien faire devant tant de bonne humeur et de
danse. Je crois que nous faisons le tour de la ville, je ne me rends pas trop
compte. Mais je sens clairement, que l’on approche de l’océan. Je sens le sel,
et l’air frais me rend un zest de conscience.
CELUI QUI MANGEAIT DES CORN FLAKES. – Alors que
je devine ce qui a mené chacun d’entre eux à venir ici, s’élève, tout près, une
musique. Quelque chose de doux. Enveloppant. On dirait une flûte, ou un
violoncelle ? Impossible à reconnaître. Et le rythme. Comme si de grands
tambours survolaient l’endroit, un grand escadron de caisses claires ou de simples
conteneurs frappés par des baguettes épaisses et larges comme des ours. Alors
tout se met en place. Je le vois, l’horizon apporte quelque chose. Je voudrais
me taire mais je ne peux pas, pas encore. Je dois dire qu’il est grand, qu’il a
le regard bleu. Je dois dire que ces cheveux sont courts et fins. Il porte,
oui, une clochette à son oreille, et elle tinte, avec le vent. Son visage. Son
visage exprime la plus grande des sérénités, comme si jamais aucun malheur ne
l’avait atteint, ou comme s’il avait essuyé trop de larmes pour pleurer encore.
Il y a sa peau pâle et il y a ses couleurs. Il porte, oui, il porte un grand
kimono aux motifs fleuris, et ses pieds... Ses pieds oui, ils sont nus et ils
flottent sur l’eau. Lui, avance aussi sûrement que s’il foulait la plus dure
des terres, la plus solide des montagnes. Qui est-il donc ? Que vient-il
faire ici aussi ? Et toujours cette musique extraordinaire, qui
me rentre à l’intérieur sans que je puisse rien y faire. Je suis le dernier, oui,
à ne pas faire vraiment partie de cette image et on veut que j’y rentre de
force. Ma bouche dit : jamais ! Mon corps lui ne m’obéit plus. Alors
ma bouche hurle : qui es-tu ? Que vient tu faire ici ? Il ne
répond pas. Je le vois toujours avancer vers moi. Avant de toucher terre il se
tourne, toujours en surface, face à l’horizon. Et la cérémonie commence par une
danse collective. Les statues reprennent vie et tous et toutes entament les
festivités, reproduisent ensemble les mêmes gestes. Moi aussi. Je n’ai pas le
choix, je suis emporté. Et je finis, oui, par moi aussi me taire. Mon
épuisement si rapide. Soulagé pourtant de rejoindre la communauté et. Je
m’abandonne au rituel comme on se laisse noyer dans un lac profond.