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Le village des orangers

26 février 2011

Premier jour de solde.

La boutique ouvre, il est neuf heures. Depuis une demi-heure déjà ils tapent, cognent leurs joues contre le verre froid. Bon sang ils vont entrer. On n’attend pas que la porte soit béante, on se glisse, on accroche son manteau sur les flancs en fer. De toute façon on va le changer, on est venu pour ça.
Pas fier, moi, petit vendeur qui voit arriver la masse sombre, toutes les couleurs de l’hiver en furie, pour les soldes de début d’année. On me tape sur l’épaule, mon collègue a plus d’expérience, il a déjà maîtrisé le flot de longues années durant. Enfin, lui il pratique le rugby depuis son enfance, il est immense. On pourrait le confondre avec n’importe quel pilier du magasin.
La meilleure défense c’est l’attaque. A dix nous chargeons. Je suis en tête mais pas pour longtemps, on me marche sur le pied, on me pousse. Le sang bouillonne dans les deux camps. Les ventes sont notées. Celui qui aura fait le meilleur chiffre décrochera peut-être exceptionnellement le sourire de la reine, un merci lointain : récompense ultime. Telle un général, elle observe la bataille qui commence. Drapé dans son vison et zibeline, elle distribue ses regards électriques à chaque échec mais on le sait tous, cette journée sera fructueuse.
C’est comme une fête qui éclate. On s’arrache ici des pièces de choix, la viande la plus chère. Les réductions voient leurs noms répétés inlassablement, elles sont les armes que l’on fourbit. Vingt pourcent, trente pourcent, quarante pourcent, mais c’est risqué. Le cinquante est impensable, odieux. On ne sait bientôt plus qui combat dans quel camp. Les débats sur les tailles s’enchaînent, on court en tout sens pour montrer à madame, pour proposer à monsieur, encore et encore. La boutique si luxueuse est partie en voyage, traversant la méditerranée. Un souk immense et coloré, des négociations fébriles. Et s’ajoutent sous chacun de nos noms, sur la page blanche prévue à cet effet, la liste de nos victoires, chaque vente, chaque coup assené. Nous gravons ensemble notre trophée de papier.
Un mariage annoncé et la température monte. Un homme d’affaire et les degrés se multiplient. Les talons claquent sur le parquet, le rythme de la danse bat son plein.
Heiveinu Shalom alechem. Entrez messieurs dames, qu’est-ce qu’il vous faut ? Peut-on vous aider, vous renseignez, vous conseillez ?
L’endurance pour cette épreuve sportive ne suffit plus. Nous sommes débordés par un véritable débarquement. Alors, Madame, sort de son silence et fond sur sa première victime. Comme ces guerriers trop sages pour montrer leurs forces si cela ne s’avère pas nécessaire, Madame se contenait. Mais l’heure est venue. Madame nous révèle maintenant ses talents dans l’arène et le lion c’est elle.
Les portes feuilles s’allègent, les billets changent de mains, les appareils à carte bleus vomissent fumant leurs tickets justificatifs.
On me glisse alors que le record absolu va être battu. La tension monte. Encore un effort, nous y sommes presque. Encore quelque costume, parkas, cuirs. Encore une poignée de grosses pièces, les plus lourdes pour faire s’écrouler le dernier rempart vers l’inconnu.
En fin d’après-midi, enfin, le record est battu. Alors abandonnant sa toge, Madame s’élance le long d’une allée. La radio vient d’offrir les premières notes de « like a virgin » interpétée par Madonna. Un pas chassé pour donner le ton et ses bras s’envolent. Et très vite elle se met à tourner, la joie l’envahit.
Le temps s’arrête. L’ensemble des béligérants reste coits devant ce spectacle improvisé. Impértubable, Madame, célèbre sa gloire ouvertement, quelques minutes, le temps d’une chanson.
   

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21 février 2011

Bienvenue dans ce petit coin. J'espère pouvoir

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Bienvenue dans ce petit coin. J'espère pouvoir échanger sur mes textes avec ceux qui ont envie de les lire. Comme il n'est pas facile de lire directement sur l'écran, l'idéal est de les copier coller pour les imprimer. Je vous laisse le soin de me donner vos avis et critiques. Bonne lecture.

21 février 2011

Fresque


 

 

 

Au pied d’un mur sans limites.

Deux hommes, un carton, de l’ombre.

 

Salem

Sabin

 

Sabin est assis contre le mur.

Salem fouille dans le carton.

 

 

SABIN – tu trouves ?

 

SALEM – Ce carton est le plus grand des cartons. C’est dense à l’intérieur. Je cherche.

 

SABIN – Tu es sûr que tu ne veux pas…

 

SALEM – Non.

 

SABIN – Je m’ennui. Trois mois que je fais la cale pour ton mur. Tu sais je ne l’ai jamais vu bouger. Tu crois qu’il aurait envie de se pencher sur nous, insignifiants que nous sommes ?

 

SALEM – La curiosité, Sabin, la curiosité. Les murs ont des oreilles parce qu’ils sont curieux. Et s’il lui venait l’envie, juste un instant, de tordre quelques pierres, qui ne sont pas des articulations ? Alors nous ne pourrions pas courir assez vite pour lui échapper.

 

SABIN – La nuit va tomber.

 

SALEM – Comme toujours.

 

SABIN – Fais du café.

 

SALEM – Tu ne veux pas dormir ?

 

SABIN – Tu vas trouver ce que tu cherches. Cette nuit. Et je veux être là quand ça commencera. Fais du café.

 

 

Salem sort du carton une cafetière, un réchaud, une bouteille d’eau en plastique, des allumettes, des tasses, du sucre. Préparation. Service. Sabin boit comme il peut, toujours collé aux pierres froides. Le silence. Les couleurs se font chaudes. Le soleil se couche. La main de Salem se met à trembler.

 

 

SALEM – Je l’ai.

 

SABIN – amen.

 

SALEM – Le sucre.

 

SABIN – Quoi le sucre ?

 

SALEM – Ce n’est pas du sucre, c’est de la craie. Toute la boîte de craies.

 

SABIN – C’est pour ça que mon café à mauvais goût alors.

 

Salem se place devant le mur, une craie à la main.

 

SABIN – tu es bien sûr de toi ?

 

SALEM – Oui. Dis moi ce que tu vois, mon dos est tourné.

 

SABIN – Soit.

 

Alors Salem commence à dessiner, à la craie, des dessins en tout genre et des arabesques. Tout le long du mur, pierre par pierre. Il s’agite, il veut aller vite mais sa main est sûre.

 

SABIN – La ville s’éclaire. Les fenêtres sont lumineuses.

 

SALEM – Et là ?

 

SABIN – Tout s’est éteint, d’un coup. Comme si un souffle fort avait soufflé toutes les bougies en une seule fois.

 

SALEM – continue, continue !

 

SABIN – Le puit. Le puit sur la place luit. Rouge comme un brasier, il fait danser les ombres autour de lui. Tu entends les craquements ? Ils accompagnent des nuées de cendres et de lucioles qui ne remontent pas vers le ciel mais tournent violemment autour du foyer. Quel spectacle !

 

SALEM – L’alerte est donnée ! Il faut que tout le monde soit là.

 

SABIN – Oui, ils sortent de chez eux et courent comme des fourmis excitées. La cloche sonne. Tous vivront bientôt le même cauchemar. Les flemmes s’étendent et lèchent déjà le visage des enfants. Il n’y a pas d’autres points d’eau que ce puit. Personne ne pourra éteindre notre colère… Comment ? Salem ! Pourquoi cela s’arrête.

 

SALEM – Ne t’arrête pas.

 

SABIN – Les choses changent. Les flemmes sont bleues et roses, elles sont une lumière douce. Les pointes qui giflaient les joues sont comme des feuilles caressantes. Salem ! Tout redevient paisible et même agréable. Pourquoi ? Ils nous ont bannis, ils n’ont ont chassés. Nous voilà condamnés depuis trois mois, sans pouvoir quitter l’endroit, sans pouvoir retrouver notre toit. Et depuis tout ce temps tu remues ton carton et tu trouves enfin et c’est tout ce que tu peux faire ?

 

SALEM – Je voulais juste qu’ils comprennent.

 

SABIN – Fou ! Tu leur montres maintenant la douceur qui t’habite. Les orangers s’illuminent autour du village et dans ses rues. Les fruits brillent dans la nuit. Que…

 

SALEM – Je leur montre le chemin.

 

SABIN – S’ils suivent le chemin éclairé c’est ici qu’ils arriveront. Tu les appelles ?

 

SALEM – Ils ont vu ma force et l’ont craint. Ils ont vu mon pardon et ils viendront nous chercher. Ne faisons-nous pas partis de cette grande famille ? J’ai ramassé les fruits sur ces arbres toute mon enfance et cette terre a nourri chacun d’entre nous. C’est l’ignorance qui les a aveuglés mais je leur rends la lumière au milieu de la nuit. J’ai envie. Je souhaite de tout mon cœur revoir ceux que j’aime même si la peur a déformé leur visage l’espace d’un instant. Viennent-ils ?

 

SABIN – Ils viennent ! Tous ! Une armée enragée ! Ils ont compris, ils foncent, rien ne les arrêtera à part toi. Et si tu ne le fais pas je le ferais moi-même.

 

SALEM – Ils sont mes invités ce soir.

 

SABIN – … Je vais t’en empêcher, il est encore temps.

 

Sabin tente de se lever. Il lutte mais ses jambes ne bougent pas, et son dos s’est enfoncé dans la pierre. Il hurle de rage et se débat.

 

SABIN – Tu m’as piégé !

 

SALEM – Je savais ta vengeance. Je ne pouvais pas te laisser garder ton corps libre. C’est pour ça que c’est toi qui as pris la place d’atlas que tu as accepté de ton plein gré.

 

SABIN – Tu m’as dit que c’était le seul moyen d’agir, de contrôler et de renverser les choses.

 

SALEM – Vrai mais ce sera à ma façon.

 

SABIN – Retourne toi donc et vois ! Leur procession. Leurs regards et les armes qu’ils portent. Si tu voyais cette haine !

 

SALEM – Si je me tourne tout est fini. Tout s’arrête, lumières et chemins, mais nous serions nu et sans défense. Je ne reconnaît pas la les gens que nous connaissons si bien. Ceux avec qui nous avons vécus. Je ne peux pas me retourner et je doute de ton témoignage.

 

SABIN – Laisse donc ce mur.

 

SALEM – Cela ne marche qu’une seule fois et tu ne peux pas bouger. Je dois aller au bout.

 

SABIN – Alors les étoiles ce soir nous verrons mourir.

 

Sabin se débat encore. Epuisé, sa tête retombe. Il sanglote. Salem est toujours en train de crayonner les pierres, il en a recouvert une grande partie déjà. Il s’aperçoit alors des larmes de son ami. Moment d’hésitation. On entend les pas de la foule qui remonte la colline. Ils sont proches. Les premières silhouettes se dessinent sur le mur, ni armées ni menaçantes. Alors Salem laisse tomber sa craie et se retourne.

 

SALEM – Nous souhaitons rentrer. Revenir. Je vous ai guidé vers nous et nous sommes sans défense. Je vois que vous ne froncez pas les sourcils, il y a de la bonté dans vos yeux malgré la surprise. Je vous vois déjà tendre la main. Regarde Sabin, ils écartent les bras. Nous pouvons être accueillis à nouveau. Oublie ta colère, je te porterai jusqu’au puit et l’eau te rendra ce corps qui a séché. Allons-y Sabin.

 

Sabin lève alors le seul bras qui n’a pas perdu sa liberté et cogne son poing violemment contre le mur. De nombreuses fois, de plus en plus fort. Et le sang qui coule de ses phalanges jaillit. C’est avec ce sang qu’il continue à son tour la fresque murale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

21 février 2011

LE DERNIER SOUS-MARIN.


 

 

 

L’intérieur d’un sous-marin. Les murs métalliques sont ponctués de boulons. Le tableau de bord est d’une étourdissante complexité : surchargé de boutons rouges, ou verts, ou bleus. Il n’a rien de réaliste. Il y a, ici et là, des leviers de différentes tailles dont l’utilité reste encore incertaine. Un écran lumineux propose à voir une infinie tempête de neige.

A cour, imposant et froid, majestueux et effrayant : le périscope est planté fermement au plafond comme un arbre à l’envers.

A jardin, une table, ou plutôt une plaque de fer épaisse et sans pied. Elle est enclenchée dans le mur comme une carte à puce dans une machine.

Cinq barreaux de métal également montent vers une écoutille qui semble être l’unique entrée-sortie du lieu. Dans cet endroit clos, les sons et les bruits sont étouffés ; ils résonnent le long des murs.

Au commencement, la lumière provient d’une lanterne : noire, style ancien, contrastant avec le décor. Dans ce halo mystique, entrent deux sous-mariniers. Ils sont sobrement habillés. Le premier porte des lunettes ovales, il est plutôt grand. Le second est de taille moyenne, sans signe particulier. L’un prend place sur la table de fortune ; l’autre bidouille, c’est le mot, les instruments de navigation. Il appui sur un bouton, lumière plus forte.

 

 

Alors ça y est, c’est arrivé.

Je crois, oui.

Au début j’ai cru que c’était le tonnerre.

C’était peut-être le tonnerre.

Ce serait arrivé comme ça alors, par en haut ?

Oui.

Qu’est-ce que tu fais ?

Je maintiens le cap.

Où veux-tu aller ?

J’en sais rien. C’est le geste. Ca donne l’impression d’avoir un but.

Si ça peut te soulager.

Oui ça aide.

Moi je ne sais pas quoi faire pour mieux le vivre.

On peut partager les leviers, viens.

Non, non, je t’en prie. Tu les as pris en premier, chacun son tour.

Et puis ça serait bien la première fois qu’on se disputerait pour prendre la barre.

Dis.

Quoi ?

Comment tu crois que c’est arrivé ?

C’est-à-dire ?

Précisément.

Je crois que ça n’a rien de précis. Plutôt quelque chose de très brut. Oui, comme ça, brutal.

Raconte.

Que veux-tu que je te raconte ?

Ca, raconte. La brutalité, raconte.

Mais je n’y étais pas. J’ai aucune idée de la tournure que ça a prit.

T’es chiant. T’as toujours été doué pour les histoires. Quand je me suis engagé et qu’ils m’ont foutu dans cette boîte de conserve, il y a longtemps, tes histoires ça m’a fait tenir. Je les écoutais et je remontais à la surface. J’étais mieux, ta voix me berçait avant de dormir.

C’était surtout des trucs à dormir debout.

Dormir debout… Ici c’est pratique. Y’a pas beaucoup de place.

On dort quand même encore allongé.

A quoi tu penses ? Tu as vu la tête que tu fais ?

Qui moi ?

Qui d’autre ?

Où est-ce que tu trouvais toutes ces histoires ?

Les sardines en conserve.

Les sardinent en conservent ?

Oui, voilà, les sardines. Elles sont comme nous, mec, très à l’étroit dans leurs boîtes alors qu’elles ont vu le grand bleu. Alors pour se donner du courage, elles se racontent des histoires.

Comme nous.

Si tu veux, oui. Et en écoutant aux boîtes, mais attention, il s’agit pas de tout remuer et de leur faire peur. En écoutant tu peux entendre ce qu’elles disent. Leurs récits sont superbes.

C’est là que tu pêchais tout ça.

Oui, oilà, c’est ça.

Tu sais.

Quoi ?

Tes sardines ont des trucs sympas à raconter.

Les histoires des baleines sont sans doute plus profondes mais je n’ai pas encore trouvé de baleines en boîte.

Alors…

Alors quoi ?

Bah alors raconte. Le tonnerre, raconte. L’épée qui frappe le monde de face, raconte. Le monde qui ferme pas les yeux, raconte.

D’accord. Hum…

L’homme, tu le sais, a usé le monde. Il a creusé profond dans la chair de terre et d’eau. Il a trouvé les veines et il a sucé le sang visqueux de la terre. Puis, il est remonté et il a tout recraché. Les usines et les voitures ont expiré la grosse fumée noire. Très grosse, très noire. Et ça sentait mauvais. L’homme dans un long pet silencieux et acide a répandu le sang sombre sur la surface d’en haut et sur les choses, et la nature.

Tu racontes bien.

Chut ! Le sang de la terre s’est répandu à la surface de sa peau, qui s’est nécrosée.

Une coulée de boue crasseuse a emporté les forêts dans un torrent dégoûtant. Les hommes se sont réunit, de plus en plus haut. Ils ont construit des grattes ciel immenses pour échapper à la coulée de boue du sang noir devenu brouillard.

Ils ont eu le temps de construire des tours ?

Ils n’ont pas eu le temps. Cela n’aurait pas suffit. Alors ils sont montés les uns sur les autres comme des acrobates russes. Ils ont formé une longue antenne organique. Le pied de la tige s’est asphyxié mais les hommes construisaient leur pyramide de chair et d’os quand même, le fondement pourtant était déjà mort.

C’est dingue quand même.

L’homme croyait en son salut, montant de plus en plus vers les cieux, il aspirait à l’absolution divine… mais elle n’arriva pas. La terre en colère réunit ses plus sombres nuages au dessus des hommes et toute l’électricité du monde se déversa sur ce paratonnerre géant fait d’eau, de mains, de bouches, d’yeux, de muscles, de cheveux, de nerfs, d’ongles, de tendons, de sexes, d’omoplates, de canines, d’oreilles, d’intestins, de coudes, de cerveaux, d’estomac, et de bien d’autres choses encore.

Il suffoque et s’assoit sur le sol froid.

Tout fut brûlé, et éparpillé : le terreau tout chaud recouvre désormais la planète et le sang flasque est redescendu par les pores grands ouverts de la croûte. L’engrais de la bouillie de l’humanité fera repousser les forêts. Des forêts naîtront les animaux. Des animaux naîtront les choses…

Bravo, magnifique. Je t’apporte un verre d’eau.

Ravi que ça t’ai plu.

Et puis je ne trouve pas ça si triste.

Ah.

Non. La vengeance peut être légitime et puis tout a une fin. Comme ça on sait que l’on est bien mortel. C’est rassurant.

Sûr.

Ca va permettre de faire le point. Le bilan de tout ça, ce grand bric-à-brac. C’est qu’on a fait un sacré bouquant.

Oui.

Et maintenant le grand silence.

Oui.

Heureusement qu’on est resté. Un peu plus et il n’y avait personne à l’enterrement.

C’est vrai.

Tu devrais préparer un petit texte, pour le deuil, tout ça.

Oui.

Et puis faudrait une grande épitaphe. Mais discrète. « Regrettée humanité, sincères condoléances. » Il n’y aurait pas de signature.

Tu veux nous faire pleurer ?

Du tout, du tout.

Moi, je n’en ai plus la force.

C’est quoi ?

Tu vas voir, c’est une surprise.

Après ce qui vient de se passer ? Qu’est-ce qui pourrait me surprendre ?

Des posters.

Hein ?!

Ah, tu vois.

Pour quoi faire ?

Pour les mettre au mur, banane ! Tu trouves pas que c’est un peu triste ici ?

Mais c’est interdit, vieux.

Interdit, interdit. Tu dis ça par réflexe. Techniquement, nos supérieurs étant restés là-haut, sont tous passés au barbecue. L’officier grillé doit dégager un de ces fumets.

Tu avais prévu ça ?

Tout à fait, tout à fait. Il rit. Noé a été prévenu un peu avant mais il a du speeder quand même. Nous ça fait des décennies que nous sommes prévenus par la télévision, la radio, les ONG, les scientifiques, les sectes, …enfin bref, on ne peut pas dire «  ah, flûte ! On s’y attendait vraiment pas. »

On savait que ça allait arriver mais on savait pas quand.

Ca ressemble à une tragédie ça.

Un peu, oui.

Que de ténèbres, que d’alarmes, que de profondeurs, que de destins engloutis, que d’âmes égarées…

Mourons ensemble, sacrifié sur l’autel de Neptune, dans ce sous-marin maudit, déchet radioactif oublié par le temps…

On est vraiment pas des pros.

Sans concurrence on est les meilleurs.

Ils éclatent tous deux de rire, manque d’air, reprennent leur souffle.

Tu m’aides ?

Si tu veux.

On va les accrocher, tous, c’est important, pas de jaloux.

Hé, y’a pas que des posters là-dedans !

Non, y’a aussi des cartes postales, des photographies, des publicités, des stickers, des autocollants, des trucs à coller sur les frigos.

Comme ça, le sous-marin va ressembler à une porte de frigidaire.

Pourquoi pas ? D’ailleurs, tu ne trouves pas qu’il fait un peu frais tout à coup ?

C’est vrai. On a qu’à s’y mettre, ça nous mettra en mouvement.

 

 

21 février 2011

LE TUBE.


 

 

 

 

 

 

Personnages –

Geert

Jeriek

Lotte

Wannes

Stijn

Wim

Marieke

 

 

 

 

 

Dans les ténèbres profondes des lieux que l’on ne connaît pas. Cerné par ce lourd inconnu : un grand tube. Long de quelques mètres, large pour le passage d’un grand animal, d’une voiture, d’un petit homme.

 

Un être refroidi, assis sur une chaise en bois, racle au fond de son bol en terre, la bouillie qui le nourrit. Rapidement l’orage éclate. Il s’en va.

 

Sortent du tube : deux jeunes garçons. L’un d’eux porte une plaque de fer souple et, la secouant, imite le bruit de l’orage. L’autre porte contre lui un petit squelette, qu’il serre comme un ours en peluche.

 

GEERT. Il est parti ?

JERIEK. Il ne reste jamais longtemps.

GEERT. Ton idée pour le faire fuir est bonne mais si tu les fais tous flipper, qui va nous aider ?

JERIEK. On n’a pas besoin d’aide. Depuis que le soleil est un vieux lustre et que nous vivons dans la boîte de conserve, nous subsistons. Tu rêves toujours de ton lit étouffant de couverture ? Il n’y a plus d’oreiller pour les têtes fatiguées.

GEERT. Jeriek, on en a tous marre de cet endroit. Nos doigts sont râpés. Abîmés de creuser le sol noir pour tirer des racines qui font mal au ventre.

JERIEK. Ca les occupe. Ils iront moins dans ton nez.

GEERT. Tu n’es pas gentil. Avant tu t’occupais du groupe. Tu nous protégeais tous, et nous consolais. En échange on t’admirait, d’abord sincèrement, puis pour te faire plaisir. Parce qu’on cherche tous quelque chose pour s’accrocher. Mais plus le temps passe et moins on vit. On glisse sur un grand mur lisse et froid. Je finirais par partir.

 

Lotte sort du tube et rejoint les deux garçons.

 

LOTTE. Allons, Jeriek, tu fais encore pleurer Geert ?

GEERT. Je ne pleure pas.

JERIEK. Il ne pleure pas.

LOTTE. Bien. Qu’est-ce qu’on mange ? Je pensais passer chez le boucher chercher un bon morceau de bœuf… Oh non, Geert, ne pleures pas, je plaisante.

JERIEK. Bravo.

GEERT. Vous êtes des monstres.

LOTTE. Dis donc, tu t’es vu avec ton sac d’os. Si tu continues, je fais me faire un jeu d’osselet avec ses vertèbres.

GEERT. Et moi une chaumière avec la paille de tes cheveux.

JERIEK. Arrêtez. Ce n’est pas très constructif.

LOTTE. Et un coussin péteur avec ton cerveau mou.

JERIEK. Qui a un cerveau mou ?

LOTTE. Toi idiot ! Et des muscles mous et un cœur mou et un sexe mou...

 

Stijn sort du tube avec un gros livre sous le bras et rejoint les autres.

 

 

GEERT. Je jouerai aux billes avec vos yeux durcis.

STIJN. Bonjour.

TOUS. Bonjour Stijn.

JERIEK. Alors comme ça mon sexe est mou.

GEERT. Je jouerai au criquet avec vos tibias !

LOTTE. Trop petit.

GEERT. Je ferais un égouttoir avec vos côtes !

STIJN. Bien dormi ?

TOUS. Ca peut aller.

JERIEK. Fais attention à ton coccyx.

STIJN. Coccyx. Le coccyx est un os de petit volume, de forme triangulaire, situé à la fin de la colonne vertébrale au-dessous du sacrum, et constitué de quatre à cinq os soudés entre eux.

TOUS. On s’en fout !

 

Marieke sort du tube et se joint au groupe.

 

MARIEKE.

Si j’avais du tabac

Je l’partagerai avec toi

Mais comme j’en ai pas

Tu ne restes pas

 

Si t’avais du tabac

Tu l’partagerai avec moi

Mais comme t’en a pas

Je ne reste pas.

 

Wim sort en criant avec une épée en bois et portant son chant de guerre comme il porte son sabre, fond sur le groupe. Il rate sa cible : Jeriek, qui lui donne une claque dans le dos. Wim tombe et son arme inoffensive se plante un peu plus loin. En règle générale, on l’ignorera.

 

WIM. Mon sabre ! Il s’est enfui. Il est tombé quelque part. Je ne le vois plus. Oh, s’il vous plait, dites moi où il est. J’ai mis longtemps à le tailler dans le bois du dernier arbre. Il n’y a plus d’arbre, je n’en aurai pas d’autre.

 

GEERT. (Bas, récitant) Je ferai un ballon avec ton estomac.

JERIEK. L’estomac n’est pas un os.

STIJN. Poche du tube digestif où les aliments sont brassés et imprégnés de suc gastrique. Effectivement, il ne semble pas que l’estomac soit un os.

LOTTE. Si le notre reste vide, il va vite en devenir un. Nos ventres sont gris, raide et douloureux. Pleins de pierres. Et nos veines sont sombres. Ah, si j’osais en ouvrir une, c’est de la boue qui me giclerait au visage.

 

Geert pleure. Jeriek lui arrache son squelette et l’empale sur un piquet. On entend un cri.

 

WIM. T’as retrouvé mon sabre !

GEERT. Tu peux pas le tuer. Il est increvable.

STIJN. C’était quoi ce bruit ? T’es sûr que ça a rien de vaudou ta marionnette ?

 

Wannes sort du tube, il joue de l’harmonica. Il tourne autour des autres qui continuent à se disputer puis s’assoit sur la chaise. Marieke s’approche de lui.

 

MARIEKE. T’as vu l’ambiance aujourd’hui ? Comme hier, et avant-hier et avant avant-hier. On dirait des chats de gouttières qui se battent entre eux. Pas pour la liberté, pas pour la survie, juste pour l’honneur. Ou plutôt juste parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire. Parce qu’ils sont livrés à eux même. Trop de liberté les rend hargneux. A la fin de la nuit, certains auront les yeux crevés et les autres seront marqués par les griffes des aveugles. Faut trouver un truc pour les occuper. Toi, tu joue de la musique alors tu râles pas. T’es pas très causant non plus faut dire. Si tout le monde apprend l’harmonica, adieu le dialogue. C’est important de parler entre nous. Faut trouver un truc qui les occupe, qu’ils arrêtent de se disputer sans qu’ils s’ignorent. Tu me diras, les oiseaux se parlent en chantant, les cigales se parlent en chantant. Je peux même te parler en chantant si je veux. Tu sais quand tu joue comme ça, tu participes à l’ambiance. Tu voudrais pas jouer un morceau plus gai ?

 

On entend à nouveau l’orage. Cette fois il est réel. Il commence à pleuvoir. Tous se réfugie dans le tube, sauf Marieke et Wannes. Marieke ouvre un parapluie et se rapproche de Wannes afin de les couvrir tous les deux. Wannes joue par intermittence lorsqu’il ne parle pas.

 

 MARIEKE. Quand j’étais gamine, je travaillais dans une entreprise. Il faisait chaud et la poussière me faisait tousser sans arrêt. Il y avait des couloirs partout, des étagères branlantes, des dossiers, des cartons, et moi, au milieu. J’ai cru perdre la tête, devenir un petit paquet inanimé, oublié au dernier étage. Mais ce qui me faisait revivre, c’était la pluie. Dès les premières gouttes, l’odeur humide et mouillée traversait tous les murs, se glissait par les fenêtres. Moi, je montais sur des blocs que j’empilais et en me tenant sur la pointe des pieds, mon visage atteignait juste le rebord. Et le vent me caressait le visage, et je restais là, en silence, seule, à sentir l’odeur de l’eau sur les toits. Maintenant, quand il pleut je reste dehors alors que les chats du quartier sont rentrés.

WANNES. Ils se sont calmés.

MARIEKE. Ils discutent ou dorment à nouveau.

WANNES. Ca ne va pas durer éternellement.

 

Entre un homme encapuchonné. Ses bras sont bandés. Il se tient immobile près du tube et manifestement hésite à entrer. Puis il aperçoit les deux jeunes gens. Voyant qu’il n’est pas invité à entrer mais qu’on ne lui défend pas non plus, il prend l’initiative de s’abriter à l’intérieur.

 

MARIEKE.

Les voyageurs sont la pluie

Cherchent toujours un abri

Les voyageurs égarés

N’ont nulle part où aller.

 

Les voyageurs fatigués

Cherchent à se reposer

Mais une fois endormis

Ils y perdent la vie.

 

WANNES. C’est curieux. Personne ne l’a chassé.

 

 

Plus tard. Il ne pleut plus. Lumière plus chaleureuse.

 

La voix de LOTTE. Je vous en prie après vous. Mais c’est trop d’honneur pour moi veuillez précéder. Ah, monsieur, inutile de nous complaindre, je vous assure que cela me fait un immense plaisir.

La voix de JERIEK. T’as fini ? C’est un officiel mais quand même. Il a besoin de vacances et de repos. L’endroit est tout indiqué. Mais il lui faut du calme, beaucoup de calme.

 

Sortent du tube Lotte, qui porte l’homme par les jambes, et Jeriek qui le porte par les épaules. Lui semble est inconscient.

 

JERIEK. Quel travail assommant.

MARIEKE. Qu’est-ce que c’est ?

LOTTE. Chut… C’est notre invité d’honneur. Notre visiteur spécial. Il est très sympathique, vraiment. Il a des sujets de conversations qui lui sortent de la bouche comme des rats quitteraient un navire. Intarissable, et intéressant.

JERIEK. Bon bien sûr, maintenant il n’est pas très bavard. Il doit être fatigué. La langue c’est un muscle, ça doit se reposer. 

LOTTE. On prendra soin de vous. Vous n’avez aucun souci à vous faire. Oh, vous êtes lourd vous savez ?

JERIEK. Lourd d’avoir trop vécu.

LOTTE. Lourd de connaissance.

JERIEK. Lourd de tristesse.

LOTTE. Lourd d’être un adulte.

WANNES. C’est un adulte !

LOTTE. Oui, c’est est un, et de la plus belle espèce.

JERIEK. Quand il est rentré, on a tout de suite senti qu’il n’était pas pareil. Alors, on l’a assis. Et on s’est rassemblé autour de lui, comme des chiots autour de leur mère, et avons bu ses paroles.

WANNES. Il faut le cacher, peut-être qu’on va venir à sa recherche.

LOTTE. Les adultes sont toujours seuls ici.

JERIEK. Il va pouvoir nous dire comment sortir d’ici. Lui-même ne sait pas comment il est entré mais puisque les adultes sont tous ailleurs, il doit pouvoir les rejoindre. C’est l’instinct.

WANNES. Ca vaut le coup d’essayer, mais pourquoi l’avoir mis dans cet état ?

JERIEK. Lorsque la pluie s’est arrêtée, il nous a remercié et il s’est levé. D’un coup, si vite, comme un toast qui sort du grille pain. Comme une marmotte se dresse et écoute ce qui se passe sur la montagne voisine. Et déjà, il était absent. Nous avons insisté pour qu’il reste plus longtemps. Geert a pleuré. Stijn a cherché frénétiquement des arguments dans son gros livre. Wim aussi a essayé, je ne sais plus comment mais il a essayé. Personne ne voulait qu’il parte. Alors je me suis senti un peu le porte parole du groupe et lui proposant de rester, un peu malgré lui.

LOTTE. Et on a trouvé…

JERIEK. Un petit portefeuille.

LOTTE. Plein.

JERIEK. Et tout au fond on a trouvé…

LOTTE. Une carte.

JERIEK. Où est-ce que je l’ai mise.

 

Il lâche l’adulte par terre, LOTTE fait de même.

 

LOTTE. Vite, vite !

JERIEK. La voilà ! C’est écrit : Supermarché « Au coin de la rue » : nourriture à volonté. Sur la photographie, en tout petit, il y a des fruits et des légumes et de la viande et des boissons.

 

Stijn entre.

 

STIJN. Faut l’examiner des pieds à la tête. Et inversement. De plus, soyons logique. Avez-vous vu beaucoup d’adulte ici ?

LOTTE. Non.

STIJN. On peut donc en conclure que s’ils ne sont pas ici, ils sont ailleurs ! Il faut savoir où ils sont. Je suis sûr que c’est un endroit très bien. La preuve, il n’en a pas parlé. Cet individu, assoupi, nous cache des choses.

JERIEK. Faut le faire parler. Qu’il crache le morceau.

STIJN. Ce ne sera pas si facile. Je pense qu’il faut l’étudier. C’est une clé.

LOTTE. Oui, c’est la clé ! La porte de sortie !

 

Wim entre. Il se déplace en mimant le geste d’ouvrir une porte. Il utilise son épée de bois comme clé et la fait tourner dans des serrures imaginaires. Il ouvre de nombreuses portes invisibles.

 

Noir.

 

 

 

Tous les occupants du tube sont rassemblés autour de la chaise. L’adulte y est assis, ligoté et bâillonné. Il porte sur la tête un vieux chapeau avec une grande plume.

 

STIJN. Nous voilà rassemblé en ce jour mes frères et mes sœurs, pour découvrir bien des … vérités. Mais avant de nous engager dans l’obscure voie de la divine science, nous devons nous assurer que notre sujet ici présent, est en état de fonctionner. Car les idiotes erreurs se glissent dans les expériences plus facilement que le sable dans les interstices… Bref, les réflexes. Le marteau !

JERIEK. Le marteau !

MARIEKE. Le marteau !

WANNES. Le marteau.

GEERT. Le marteau.

LOTTE. Le marteau !

WIM. Le voilà !

 

Il tend à Lotte le marteau, qui le tend à Geert, ainsi de suite jusqu’aux mains de Stijn.

 

STIJN. Parfait. Le principe est simple. Je vais frapper différentes parties de notre sujet pour être sûr qu’il réagisse. S’il réagit, la plume devrait amplifier le mouvement et se balancer. Tout le monde a compris ?

TOUS. Oui !

STIJN. Et un !

LOTTE. Pas de mouvement là-haut.

JERIEK. Mince, peut-être que tu t’y prend mal.

STIJN. Et deux !

WANNES. Tiens, léger mouvement. Mais c’était peut-être un courant d’air.

STIJN. Et trois !

GEERT. Ca bouge ! La plume remue.

STIJN. Et quatre !

WIM. Oui, oui, oui.

MARIEKE. Tu tapes un peu fort quand même.

STIJN. Rigueur scientifique. Et cinq !

TOUS. Oh !

LOTTE. Magnifique !

 

L’adulte, sur les genoux duquel on tape de plus en plus violemment, se tortille de douleur, et tente de crier derrière le bâillon. Petit à petit, ils rajoutent des plumes. Tapent un peu partout. S’amusent de plus en plus jusqu’à ce que la tête de l’adulte bascule en avant.

 

STIJN. Un vrai succès.

LOTTE. Qu’est-ce que je me suis amusée.

WIM. Bravo !

JERIEK. Laissons-le se remettre.

 

WIM. Il y a longtemps que je suis invisible. Je suis né comme ça, invisible. Parvenir à me voir tient du miracle, de la chance providentielle. Un peu comme une étoile filante, moi. Perdu comme elles, dans le vide, dans du rien, avec plein d’autres étoiles. Alors bien sûr on trouve ça joli, n’est-ce pas, les étoiles. Aussi seules et éloignées les unes des autres qu’elles puissent être. Il y a longtemps que je suis invisible. Ma mère me lançait habillé dans la machine à laver. Mon père me roulait souvent dessus avec la voiture quand il partait au travail et qu’il devait m’emmener à l’école. Je suis devenu aussi plat qu’une feuille morte. Mais vivante. Un phasme, je suis un phasme. Une feuille morte à pattes. Une bestiole discrète. Peu importe ! Ce qui compte, c’est ce qui reste. Ma peau tendue qui gifle tout confort. Mes envies molles où tout s’embourbe. Mon urine claire inonde vos yeux. On est vraiment soit même quand, au finir du broyage, on ingurgite la boue qui reste. Alors ce putain d’adulte c’est quoi ? Pour l’instant, un cul de jatte sur un nid de fourmis.

 

WANNES. Rien n’est construit. Tout va au fil du vent. On roule sur une autoroute, long comme un fleuve, large comme une baleine. Rien n’est construit. Le début on l’a perdu, la fin on n’y pense plus. Sacré bordel. Tu ne regarderas jamais très longtemps vers nous. Tu auras envie de vomir. T’as déjà le tournis, de toute façon, tout à l’envers. Y’a pas d’histoire. Y’a pas de trame. Y’a pas de morale. Y’a pas photo, pose tes tripes sur la table à côtés des tripes de ton voisin. Haut les cœurs et en voiture !

 

 

MARIEKE. Dis quelque chose.

WANNES. Quel genre ?

MARIEKE. Avec des mots. Ceux qui deviennent des images dès qu’ils sont prononcés.

WANNES. Je ne fais pas la différence.

MARIEKE. Essai.

WANNES. C’est l’aube.

MARIEKE. Oui, comme ça.

WANNES. Et il y a de drôles de choses, qui poussent. Des cubes sans faces. Des idées sans fonds. Des animaux sans poils. Des ombres sans lumières. De drôles de choses.

MARIEKE. Oui.

WANNES. Et au milieu, comme dans le trou dans la purée, là où tu places le beurre, le jaune d’œuf, il y a une boulangerie. Je le sais parce que ça sent bon, ça sent le pain. Et puis c’est jaune, et puis en entrant on voit les étals recouvert de croissants, de pains, de tartes et de gâteaux. Mais mes deux mains sont sales, et brise la baguette qui devient creuse et se brise. Et les croissants sont en plastique. Les boulangères sont partis en voyage, ou en exil, ou n’ont jamais été. On n’est sûr de rien.

 

 

GEERT. Au squelette. Mon ami, mon frère, si petit. Tu es le Peter Pan qui nous guide et nous sommes perdus. Les histoires mentent, regardes toi. Mais le temps ne t’attaque plus maintenant, c’est vrai. J’ai compté combien tu avais d’os en toi. Et puis je me suis dit : un adulte n’en a pas plus qu’un enfant. Alors cela n’aidera pas. Je ne te comprends pas, c’est pour ça que je te garde. C’est pour l’énigme, c’est pour l’espoir, mon ami, mon frère si petit.

 

MARIEKE. On est sûr de rien.

 

JERIEK. L’adulte est sûr. Posons lui la question. A nos outils !

 

TOUS. A nos outils !

 

 

 

 

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21 février 2011

LA PLUIE, LA BRUME, PUIS L’OCEAN.

 

Celui qui mangeait ses corn flakes. –

Spirou. –

Un garçon. –

Hérisson. –

Hikikomori. –

Une femme. –

Marieke. –

Le singe, le chat et le poisson. –

Celle qui devient bois. –

Cirrus. –

Marc. –

 

 

 

 

 

CELUI QUI MANGEAIT SES CORN FLAKES. – Je bouffe mes corn flakes. Suis assis dans ma cuisine. La fenêtre devant moi, le soleil matinal, c’est super. Verse encore du lait dessus. Bouffe. Personne chez moi. Tranquille. Je me dis je vais mettre la radio. Je mets la radio. Rien. C’est réglé sur la fréquence de la radio de la ville. Rien. Bon, je change de station. Musique, puis blabla, musique, publicité. Mais la fréquence de la radio locale, que dalle. Curieux. J’attends. Ca ne va pas durer. Une panne peut-être ? Le grésillement, pas plus. Je finis mon petit-déjeuner en silence. Il y a quelque chose d’autre qui cloche. C’est sûr, oui. Mais quoi ? Le silence. Oui, c’est le silence qui cloche. Aucun bruit ni dans le poste ni ailleurs. Aucun bruit tout court. Waouw. Normalement, y’a le bordel des voitures, tout le monde part au boulot. Normalement, il y a des conversations. Normalement…Je replace le paquet de céréale dans le placard et. Coup d’œil au dehors. Vue sur l’océan. On est plutôt bien placé mais. Merde ! La foule. Une foule immense, juste en bas, sur la plage. Tout le monde est là mais sans un bruit. Des centaines de personnes se sont rassemblées et sont plantés comme des arbres. La tête en l’air. Debout, tous debout, la tête en l’air. Font rien de plus. Qu’est-ce qu’ils foutent ces cons ? Y’a même des chiens, immobiles ; des chats, on dirait. Et, même, un autruche, un serpent, un… y’a un éléphant. Tous les animaux du zoo se sont barrés, et ils sont ici, sous ma fenêtre et sur la plage. Un bus scolaire est enlisé et en rang deux par deux, les élèves sont calmes, ils observent l’horizon. Je descends les rejoindre. C’est un champ humain. Un champ de statues. Mais qu’est-ce qu’ils regardent comme ça ? Personne ne me répond. J’agite mes mains devant des visages. Rien. J’y suis, c’est une performance. Ils font un happening. Je n’ai même pas été prévenu. C’’est une invitation. Je vais participer. Je me trouve une place, entre une fille couverte de crabes – c’est fort quand même, je ne sais pas comment elle a fait – et un mec plein de plumes et de bracelets. Et je me rends compte à présent que le plus angoissant dans le silence, c’est qu’il manque l’essentiel. Le bruit de l’océan a disparut. Plus une vague. Plus de vent. Rien. Je ne comprends pas ce qui se passe mais ça me fait un sacré effet. C’est comme si le temps s’était arrêté. Alors, je fixe mon regard sur l’horizon et j’attends que ça reparte… Mais ça ne repart pas. Et leurs visages. Leurs visages sont calmes, détendus. Les plus vieux n’ont pas plus de rides que des enfants. Ils ont l’air tellement paisibles. Je me suis demandé alors. Pourquoi ? Qu’est-ce qui a amené tous ces gens ici ? Qu’est-ce qui leur lève la tête ? Pourquoi ils ont l’air si étranges, tristes, joyeux, sérieux ? Il y a cette expression indéfinissable. Je voudrais savoir. Merde, je veux savoir ! L’image est belle mais. Suffit pas. Je veux savoir, je veux qu’ils me parlent. Une explication ; qu’on me parle. Qu’on me raconte à moi aussi comment on peut en arriver là.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SPIROU. – Deux heures que j’en chie avec ces putains de poubelles à vider. J’en ai marre. Putain de boulot ! C’est normal, oui, il faut des gens pour le faire, on comprend, mais quand c’est toi ça te fous les glandes. Et plus rien ne passe, je suis tout tendu, j’ai la peau craquelée parce que les odeurs, elles me dérangent plus : elles me griffent. Les déchets organiques me mordent, ils me veulent. Ils veulent que je finissent moi aussi au fond d’un container dégueulasse, au milieu des horreurs, des cotons-tiges, des capotes, des animaux crevés,… Oui parce qu’une fois j’ai eu droit à un chat mort, y’a peu. C’est trop. Je veux bien tout me farcir mais le cadavre d’un animal, moi vivant, ne suivra pas ce chemin là. Ce jour là j’ai récupéré la boule de poil. C’était plein de sang déjà sec, et de matière. J’ai tout laissé tomber et je suis allé au terrain vague creuser un trou à la con mais un trou quand même. Je suis peut-être un minable mais j’ai quand même mis de la terre sur ce truc, et puis j’ai planté un bâton sur sa tombe. Foutu culture chrétienne, toi aussi tu tiens le coup. Et les couvercles claquent quand je les referme sur ces superbes caisses vertes ou noires. Que ce soit pour le tri ou pas, c’est toutes les mêmes. Personne ne fait la différence parce qu’une poubelle, mec, c’est une poubelle. Franchement, je revendrais bien mon nez au marché noir pour oublier que ça pique et puis pour partir. Je me demande si en vendant un nez tu peux te payer un petit voyage. Un truc loin et t’es parti quoi. Je dis n’importe quoi, ça sent la fin de la journée. Je regarde ma montre spirou waterproof. Encore une demi heure. Ce qui me laisse le temps de croiser les habitants de l’immeuble. Ils me lancent un regard compatissant. Mon dieu, mon dieu, j’ai les nerfs qui lâchent. Tu vois quand j’était gamin, on apprenait des poèmes à l’école, et puis on en faisait aussi, des poèmes. C’était sympa les poèmes. Et tu apprenais que la poésie pouvait tout rendre beau, sublimer le monde, mec, carrément. J’ai beau tourner le problème dans tout les sens, moi l’inspiration elle s’embourbe dans la merde. Plus de trois soupirs à la minute, ça devient gênant. Hop, je passe à l’immeuble d’à côté. En gros à part le chiffre rien ne change. Je regarde la pile de sacs gris ou noirs qui débordent et sont posés un peu partout. Je sens que je vais craquer. Ah, tiens, je craque. Y’a comme une brise dans ma tête, qui clarifie la situation. Mon opinel. Où est mon opinel ? Oui, quand t’es un homme faut que t’ai un couteau dans la poche de ton jean. Un serial killer dans l’âme je brandis l’arme blanche en direction de la première masse plastique. Et avec un sang froid redoutable, je l’éventre. Je lui fais la peau à cette ordure. Ses boyaux se répandent au sol : peaux de banane, mouchoirs, emballage de surgelé, y’a de tout dans ce ventre. Elle rend son dernier souffle, en se dégonflant lentement. Le pied ! Bien sûr toutes les autres ont pris peur, elles essaient de se fondre dans l’obscurité de la cave mais je connais mon boulot, je suis pro, elles m’échapperont pas. Le vrai carnage comme on le voit pas dans les films. La boucherie, la vengeance, le meurtre, le défouloir maximum. De toute façon je suis innocent, leurs organes et leurs intérieurs sont déjà morts. Les mouches sont là immédiatement. J’ai un sacré sourire de malade mental quand je ressors de là. Comme tous les assassins, je reste zen, et je marche. Tranquillement, je quitte la rue, qui ne s’est aperçu de rien. Une rue avec une allée d’arbre et des petits bancs en bois ça peut pas imaginer ce qui peut se passer en douce, dans son dos. Au carrefour j’attends pour passer que le piéton soit vert. Je suis d’un calme. Est-ce que je me rappelle moi-même avoir été aussi calme une fois dans ma vie ? Même pas. Faut profiter au maximum. Le parc est plein d’étudiants insouciants. Quelques clodos. Plus tard de petites bougies vont s’allumer dans les buissons, histoires que certains ne dorment pas sur la béquille. Je m’en tape, je suis un enfoiré de criminel. Les quais pour marcher c’est le must. Tu peux suivre le bord du fleuve et tu finis sur la plage tout au bout. Le trottoir est minuscule et mes yeux sont fixés sur les remous en contrebas. Je sens un coup de vent à chaque bagnole qui passe, l’aspiration. C’est flippant, si je fais un pas à droite je suis aspiré pour de bon. A gauche, je finis à la flotte. La ville est toute excitée ici. Les lumières s’en donnent à cœur joie, le soleil se couche déjà, et y’a toutes les couleurs pour tous les goûts. C’est quand même jolie une ville de nuit. Non, c’est vrai, si on prend le temps de regarder, de poser son regard dans le vague. C’est ma rivière de diamant d’ouvrier coquet. Un mec qui marche tranquillement le long des berges en bleu de travail ça sonne un peu bizarre. Les gens que je croise sur ma tranche de bitume plissent le nez. Et oui, je sens mauvais. On prend l’habitude madame. Klaxon. C’est l’heure des embouteillages. Y’a comme une tension dans l’air. Une radio laisse entendre par une fenêtre ouverte que la brume va se lever. Chouette, j’ai droit à la totale, à l’ambiance. Cette journée finit pas trop mal, tout semble m’accompagner jusqu’à la mer, là-bas au bout. J’ai fait la moitié du chemin. Ca sent la bouffe. Y’a un fast-food en face. Le paquet que me tend la nenette est archi-plein, et encore une fois je vais le vider. Je reprends la route, les doigts gras, ce goût salé dans la bouche pendant que les mouettes commencent à brailler. Faut que je chante un truc à la con par soucis du détail. Le portable du boulot sonne dans ma poche. Bien sûr que tu vibres, j’ai pas fait mon rapport au colonel aujourd’hui. Ma main glisse dans ma poche et sort l’animal bruyant qui fait une chute rapide. A la flotte mon pote. Ca y’est, la mer, je la sens, l’odeur. J’accélère le pas. L’horizon c’est quand même superbe, surtout le soir, avec les couleurs. Plus vite. La mer est rouge, orange, violette, verte. Ok, c’est parti. Les baigneurs du soir hallucinent de me voir me foutre à poil. Juste sous leur nez, fringues par fringues. Très vite, mes bourses ballottent contre mes cuisses. Mes jambes sont lancées, rapides, direction les vagues. Putain ce que c’est bon quand dès la première t’es déjà à la renverse. Hurler a pour conséquence de déranger encore plus les gens autour de moi. Ca leur fout les jetons. Mais y’a de quoi, je suis un tueur maintenant. Un être humain c’est comme un grand sac aussi, fragile et souple, et quand c’est usé tu le jette, tu t’en débarrasse. C’est pas recyclable l’humain quoi. Tiens, j’ai toujours ma montre spirou waterproof. Je l’enlève pas, elle me tient compagnie. On va bien ensemble. Nous deux, c’est pour longtemps. Elle avait mauvaise mine entre les épluchures et les canettes de coca light. Un mioche a du la jeter, il devait pas l’aimer. Qu’est-ce qui il a de plus misérable que d’être foutu à la benne par un gamin qui veut pas de toi ? Le sable sous les pieds qui chatouille, les coquillages qui coupent et le sel qui brûle. La brume se lève, ça fait plein de petits fantômes qui remballent leurs serviettes et se cassent. Il fait super froid quand on y pense. Faut bouger pour oublier. Je m’amuse trop pour partir, la fête commence à peine et je me prends la plus grosse des vagues de plein fouet. Je bois la tasse. Sacré claque ! Et rebelote, une deuxième. Trop d’agitation, vaut mieux sortir de l’eau. Putain, j’y vois que dalle en plus. Les deux bras en avant au cas où un lampadaire serait planté dans le coin – ce qui est plutôt une idée ridicule – je cherche mon pantalon. La pudeur c’est tenace. Et puis le vent qui te caresse le derrière ça va cinq minutes. Il n’y a vraiment plus un chat alentour. La purée de poids s’épaissit un peu plus. Et je me casse la figure illico sur une branche. Un juron s’échappe dans la nuit. Ca croque sous la dent et je crache pour sortir le sable de ma bouche. Tout à coup, je réalise vraiment. Moi, seul et nu, comme une statut qui s’effrite sous le chant des rouleaux. Dans ces moments là, t’as quatre ans, ta pelle et ton seau pas loin. Je fourre profondément mes mains dans le sol. C’est dingue, j’ai l’impression d’être amoureux.. La bisque diminue. Je vais pouvoir me rhabiller. La ville s’est évanouie mais droit devant c’est dégagé. La nuit est sublime : bleu marine parsemée d’étoiles. Avec mes parents on venait voir le ciel ici quand le temps et la température le permettaient. J’étais entre eux, calé comme un livre dans une bibliothèque. Moins cher que le cinoch’ en tout cas. Le grand film nocturne ça reste culte et ça vieillit pas. La houle par contre c’est vraiment mélancolique. Ca me rappelle qu’ils sont plus là mes vieux. Et ma sœur non plus. Disparue un matin, personne ne s’est réveillé et ça a fait un grand trou d’un coup. Et puis la mer les larmes c’est la même bouteille alors on venait là. Tiens, voilà mon caleçon. Je me bouge pour le remettre, le secoue, enfile une première jambe, soulève là deuxième et là je bloque. Y’a une gamine à deux mètres de moi. Qu’est-ce qu’elle fout ? Elle mate le large. Je finis d’enfiler mon bout de tissu parce que là ça craint un peu. Immobile, face aux flots, un bon paquet de cheveux qui flottent dans tous les sens. Comme un halo autour d’elle : la lumière de la lune. Je fais pas le malin j’avoue. Mais le pire c’est quand elle tourne vers moi son visage, parce que qu’elle n’a pas changé. Mon cœur se serre et me fait mal. Peux plus bouger d’un pouce. Elle sourit. Pourquoi tu souris ? Tu es contente de me retrouver ? Tu as fait exprès ? Mince, petite sœur qu’est-ce que tu fous là ? Et j’ai l’air de quoi, moi, à me présenter à toi, en sous-vêtement, avec ma montre spirou waterproof et mon fumet de poisson pourri ? M’en veux pas si je suis pas clean. Je mène ma vie comme une barque pleine de trou. Merde, mais pourquoi tu es là, je peux pas foutre un pied devant l’autre pour venir te prendre dans mes bras. Tu es revenue ? Tu restes ? Elle sourit toujours, mais s’éloigne. Ses jambes fines tremblent pas malgré la puissance de la marée. Son bassin est déjà noyé. Rien ne veut sortir de ma bouche, pas un cri, que dalle, quand ses épaules se mouillent. Mais elle continue, se retourne encore, et me fais un signe de la main. Un truc joyeux, un geste qui lance un « à tout de suite » ou un « à plus ». Je suis en train de chialer. Une saleté de bosse noire l’avale complètement et pour de bon. Puis plus rien. Plus rien que mon corps qui tombe sur ses genoux. Plus rien que le vide qui tape dans ma poitrine. Plus rien que ma montre spirou waterproof. Plus rien que la brume, la nuit, puis l’océan.

 

 

 

 

 

Dans un observatoire. La pièce principale est de forme ronde. Une immense baie vitrée dévoile, à 360 degrés, l’immensité et la beauté d’un ciel du solstice d’été. Un grand télescope majestueux dont le bout, traversant le plafond, est pointé vers le ciel. Au fond il y a un fauteuil. La nuit.

 

 

HERISSON. – Porter des bouquins d’un bout à l’autre de l’observatoire, sans arrêt. Voilà mon job d’apprenti. Lui, là, le grand astronome à la mort moi le nœud il garde l’œil coincé dans son tube, tout ça vers le ciel noir, l’espace qui s’étend. J’ai les bras qui tremblent. Un jour ça va lâcher, les os, les ligaments et l’échafaudage va se foutre en l’air. Sérieusement, il va pas les lire. C’est évident et pourtant faut que je trimbale toute cette poussière, sans arrêt, toutes les nuits. De la bibliothèque à côté jusqu’ici. Et la journée c’est l’inverse, on rebrousse tout, et les livres se barrent dans l’autre sens. Mon dieu, mon dieu, et dire que j’étais tellement heureux de me retrouver ici, apprenti à l’observatoire du solstice d’été. Avec le plus grand des astronomes pour directeur. A l’entretien il agitait sa rolex d’un air mou, mais mou. Mes parents ont été envoûtés. Le truc qui brille ça fonctionne à mort. Le genre hypnose quoi. Ils ont signé l’accord et puis ils sont partis. Je suis resté là, comme un objet à la consigne. J’étais casé, avec un avenir ciblé. Tiens le vieux s’est décollé. Il a un énorme cercle rouge qui fait le tour de son orbite à force de s’enfoncer le grand tout dans le visage. Qu’est-ce qu’il fabrique ? Il va pisser. Allez hop pendant que papi vidange moi je fais une pause. S’il pouvait avoir une colique immédiate ce serait au poil. Bon j’avoue la baraque est plutôt chouette, c’est pas mal d’y habiter. Partout autour, du bleu, du bleu, du bleu et tu peux te noyer dedans, à l’envers sur un fauteuil, les pieds qui dépassent le dossier. Tout ce bleu profond rien que pour moi et le sang qui me monte à la tête lentement. Quand j’émerge de la contemplation je suis toujours barbouillé. Un jour le vioque m’a chopé, tout rouge, à m’envoyer en l’air, là-haut, en extase devant le spectacle céleste. Le walkman a fond dans les oreilles. T’es qu’un flemmard il a dit. L’astronomie c’est pas du rêve, c’est de la science jeune homme. Oh moins je suis pas un drogué j’ai répondu. Ce qui d’une n’est pas vrai et puis qu’est-ce qu’on s’en fiche alors. J’ai pas trouvé mieux quoi. Et hop une pile de plus, putain, je pourrai jouer à la guerre de 14 avec tout ça, me creuser mes tranchées. Et au fond de cette terre de papier j’y enterrerai sa rolex. Je lui ferai une tombe à sa jolie montre en or. Le revoilà, avec sa braguette ouverte et sa tâche d’urine sur le froque. Il traverse et… gloup le télescope qui lui gobe le globe oculaire. J’ai même l’impression d’entendre le bruit des fois. Il a même pas vu que je m’étais arrêté. Il est vraiment dans son monde. T’as beau gesticuler dans tous les sens, il est bien foutu de zapper. Quand j’étais gosse je voulais vraiment être astronome. J’ai jamais pu m’empêcher de regarder en l’air. Du coup je me cassais la gueule tout le temps. J’ai été opéré du nez plusieurs fois. A force de tomber dessus. Et je me faisais engueuler et je me marrais, la main sur le pif qui pissait le sang. Mes parents me le répétaient sans cesse : tu finiras par le perdre, tu finiras par le perdre. C’est pas facile de s’imaginer sans nez. Je suppose que je l’aurai gardé dans un petit pot la nuit et puis le jour je l’aurai scotché à ma figure plate. Je me suis pas encore remis à bosser. Il est bien silencieux ce soir. Il dit rien, il respire à peine, ou peut-être pas. C’est comme si toutes les planètes s’étaient faites la malle et lui regardait un grand trou vide, sans rien et ça, ça lui en bouche un coin. Le bras qui porte la montre pendule dans l’air. Il doit vraiment être dans la lune. Je me lève. J’ai envie de la lui piquer. Son truc qui brille, son or du rhin. Je suis juste derrière, je m’approche, pas de bruit. Je suis le mouvement oscillatoire du poignet, l’accompagne. Plus que quelques centimètres. Ca y’est je touche le métal froid. Il faut faire sauter le clip. Pas simple. J’y suis presque, yes ! Le trésor se détache et tombe, comme une étoile filante, mais trop, trop vite, j’ai pas le temps de rattraper, et elle s’écrase en plein sur la vitre, en plein contre, le sol, merde, ça craint. Les éclats giclent de partout. Et là, le grand épouvantail grogne, mince, flûte. Si il voit le désastre moi je saute. Je suis projeté dehors en moins de deux. Viré. Je sens dans sa respiration qu’il perd contact avec le firmament et son esprit redescend sur terre, traverse à reculons le tube et revient se poser dans son corps. Il s’apprête à se déloger de la lunette, pas le temps de cacher le corps, le cadavre de l’or du rhin. Faut pas qu’il vois ça, c’est le principal. Une solution, vite, allez. Geste réflexe, mon bras s’envole, rapide et ma main précise le mouvement en s’abattant comme une masse sur l’arrière de sa tête grise. Non, là je rêve pas, le bruit dégueu je l’entends. Splorch ça fait. Et le tube de métal et de verre empilé s’enfonce direct jusqu’au cerveau comme un stylo dans une plaquette de beurre. Ouille, serais-je allé un peu vite ? Je recule d’un pas, observe mon œuvre. Il reste debout, là, accroché à son outil de travail qui par un mystérieux effet de ventouse, le maintien dans la position verticale. Son orbite suce la tétine froide fermement. Je fais le tour pour essayer de comprendre mieux. Finalement, il est comme d’hab’. Pas bougé d’un pouce. Bon y’a ce petit filet de sang qui descend tranquillement le long de ses vêtements, et remplit sa chaussure. Rien par terre quoi, c’est propre. Quand tu regardes de dos tu captes que dalle. Je ramasse la montre qui elle aussi a perdu la rétine. Elle tique plus. Je la place quand même à mon poignet. Elle brille plus que jamais. Je la remue d’un air décontracté en pensant à mes parents. Sûr qu’ils seront fiers de me voir pour les vacances avec une petite récompense pour mon travail assidu. Ah, il est l’heure d’aller saluer les dieux et les astres. J’enfile mon walkman, écouteurs dans les oreilles, bien calés. Faut que ça tienne. Je traîne le fauteuil jusqu’au milieu, pile au milieu. Je m’y installe à l’envers, les jambes croisées lancés vers le plafond transparent, et la tête en bas. Musique à fond. Et mon esprit saute comme une puce se balader sur la grande ourse. Et là je remarque, contre la vitre, allongé sur un des arceaux, non c’est pas possible, une gamine, toute noire, mais elle se dessine quand même. J’arrache les fils qui sortent de mes oreilles, debout en deux deux. Comment elle est montée là-haut ? C’est pas croyable. Faut que j’y aille, faut que je trouve un moyen. Mais par où passer ? J’en sais rien, alors je fixe la petite silhouette. Je la fixe, encore et encore, pour qu’elle tienne jusqu’à ce que j’aie une idée, même débile mais une idée. Et là, sous la lumière de la lune je vois son visage, elle est consciente, elle dors pas du tout, elle colle son nez contre la surface sphérique, et. Elle appuie, fort, et ça déforme ses traits, sa joue s’aplatit aussi. Qu’est-ce que tu essaies de faire petite boule noire ? Pourquoi tu me regardes comme ça ? J’ai jamais vu des yeux si tristes, si noirs, si mouillés. Et puis, le bruit, le craquement, le crissement de la fissure, non, elle est toute légère j’en suis sûr. La vitre ne peut pas céder, trop épaisse. Mais l’éclair blanc continue à zébrer en tous sens. Le poids du chagrin, le poids de l’abandon, je le sens comme une pression parce qu’il est maintenant juste au dessus de ma pomme. Je ne peux que tendre les bras, grands ouverts parce que je sais que ça va péter, et qu’elle va piquer comme une enclume jetée d’un avion. On va voir si mes membres ont assez appris, assez porté de poids, pour recevoir, recevoir cette gamine. L’orage finit par éclater et une pluie tranchante s’abat sur moi, sur mon corps ouvert, mes yeux clos, ça me déchire verticalement, me découpe, et je sens que le tissu ne retient rien. Je me retrouve nu, parce que tout est en lambeaux sur le sol. C’est interminable, je suis rayé de haut en bas, je le sa)s à la douleur, et mes épaules sont celles d’un hérisson, pleines d’aiguilles blanches, transparentes, et rouges. Et je ne reçois rien de plus. Rien de plus que le son de l’océan en contrebas. Plus de vitre pour le retenir. Et ce vent plein de sel qui me pique. Je m’avance, pour regarder. Je regarde en bas. C’est infiniment plat et sombre mais ça fait un sacré boucan. Apaisé, je me sens plus léger alors, ça fait comme de la pommade. Mes pieds flottent, moi aussi. Je me soulève ou le vent le fait, j’en sais rien. Il n’y a que cette montre qui me tient encore au sol. Pour donner du lest je la laisse et je me laisse emporter comme une feuille, le long du flanc de la colline, jusqu’à l’entrée de la plage et de son sable. Enfin on me dépose, sanglant mais sans douleur, au milieu des coquillages. Tout est brumeux mais ça se retire. Je reste immobile et mes pieds qui sont arrivés au bord de l’eau, s’enfoncent un peu plus à chaque nouvelle vague.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un tout petit garçon est venu aussi. Ses mains jointes comme pour prier, contiennent quelque chose, cela se sent. Il regarde partout autour de lui mais il est difficile de voir bien loin. Lorsqu’il est certain de ne pas être vu, il libère d’entre ses doigts une pièce de monnaie, épaisse et brillante. Il la fixe des yeux, sans relâche. Il se concentre, il y a un petit pli sur son front. Il observe très attentivement ce petit objet lumineux qui n’est plus vraiment une pièce de monnaie. Désormais ça bouge. Et alors que le front du garçon redevient lisse, un scarabée luisant se promène le long de son bras.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans un grenier sous les toits. Sur les murs, une constellation de babioles, colifichets, trucs en perles, trucs en bois, portes bonheurs, et des plumes, pleins de plumes, des colliers de dents, rubans, montres, instruments, cordes et ficelles, dessins, piécettes. C’est plein. Un jeune homme en pantalon, torse nu, torse très blanc, torse tatoué. Il s’habille de tout ça, morceau par morceau, bijou par bijou jusqu’à être entièrement recouvert.

 

 

HIKIKOMORI. – Ok, j’ai les plumes qu’il faut dans les cheveux, les dents autour de mon coup, c’est ok pour les oreilles, tout tient bien. Tout va bien se passer. La clé, ok sur la porte. Faut que je la tourne, je vais sortir, je vais sortir. Y’a pas d’autres solutions. J’avais six moi de provisions, tout bouffé, tout fini. Jusqu’à la dernière miette. Pas un jour de plus, quinze jours que j’ai faim. Je me lance, je tourne la clé. Où elle est déjà ? Ok, sur la porte. Je transpire déjà, je veux pas, c’est trop flag’. Calme toi, concentre toi. Tu connais le chemin, tu l’as fait y’a six mois. Il a peut-être changé mais normalement c’est le même hein. Bon, c’est parti. Je vais quand même prendre ma croix aussi, et… non ça suffit. Fait un drôle de bruit la serrure. L’air est frais dans les combles. Merde, c’est quoi ces draps blancs partout ? Touche pas vaut mieux. Je glisse entre, c’est les toiles d’araignée. Ok, c’est logique, ça se tient. Ca protège tout ça. C’est comme si je vivais dans un cocon, bien en sécurité. Y’a un souffle frais. La seconde porte, celle qui donne sur l’escalier. Les premières marchent sont raides, je l’ai écrit quelque part pour pas l’oublier. Quand je marche, ça fait du bruit, ça s’entrechoque. Le cliquetis attirent les bestioles autour, elles avancent, veulent pas que je parte, mais je reviens, c’est sûr, il faut juste que… La seconde porte. Le grincement me fait un drôle d’effet, dans le cœur tu vois, un truc qui le soulève. Je descends, pas à pas, chaque marche compte, j’ai écris combien il y en avait, je voulais être sûr. Les premières portes habitées. Il y a des gens ici, derrière, je le sens, ça vibre d’humanité. Y’a six étages, sauf si l’immeuble s’est enfoncé dans la terre ; sauf si l’immeuble a poussé vers le ciel. Le vertige, j’avais oublié le vertige, j’ai pas noté le vertige, et il me surprend là, dès le début du chemin, mais au retour il aura disparu. J’ai les pieds dans du béton. D’un coup la lumière, d’un coup ça brûle, je dois fermer les yeux, je mets mes bras couverts de bracelets devant mon visage. Et dans l’aveuglement j’entends qu’on s’adresse à moi, par des mots simples, et ça vibre de partout. Je ne sais plus parler, les mots je sais plus faire alors je recule contre le mur, et ça fait du bruit. Et l’on s’approche de moi, je peux voir une tâche qui avance, non, deux tâches, il y a aussi… Un chien, c’est un chien. Il est là, il renifle mes vêtements de bois, de plumes et de métal. Je compte plus les marches, et je dévale complètement, ça fait comme l’orage. La rue, les voitures, les gens partout, et les lumières, je les vois, leurs yeux colorés, ça me gifle jusqu’au fond de moi. Je dois courir, trouver la nourriture, payer, et partir, revenir. Tout le monde me regarde, moi et mon boucan que je fais. Un vrai torrent, ça écarte les autres, pratique. Au carrefour, je fonce, derrière moi ça se rentre dedans, l’accident, peut-être que c’est grave. Avec toutes mes plumes je vais plus vite, je siffle dans l’air avec la vitesse. Je passe sous un grand porche avec une horloge effrayante, j’ai envie de m’arrêter parce qu’il n’y a que l’obscurité ici, et c’est reposant. Faut continuer, pas penser. Je me rappel, je l’ai noté aussi, l’épicerie, près de l’eau. Faut que je trouve l’eau qui coule vers la mer. Les quais. De temps en temps je fais tomber des choses, j’ai pas assez serré les nœuds, mauvais signe. Mais pour le chemin c’est bon, y’a une histoire comme ça, c’est pour pas se perdre. Je ruisselle. A droite, là, la vibration de l’eau. Oui, au bout, le bord. J’y suis. La faim me met dans tous mes états, me fait mal aussi. Les environs sont inconnus. Mais là, enfin un peu plus loin, mais à deux pas, je la vois, ma caverne à provision. Un dernier effort. Je me dis que je vais dans la même direction que l’eau, je vais vers la mer, ça me pousse un peu. Les voitures hurlent. J’essai de ne pas quitter le trottoir des yeux. Mais je sens quelque chose, de l’autre côté. Ca vibre pas pareil. En face, y’a un homme bizarre, tout bleu, et il marche vite, comme moi, vers la mer et derrière lui il y a cette fille qui le suit. On me bouscule, presque la chute, je me remets en marche. Le magasin est ouvert, je fais de petits gestes pour rester silencieux mais le vieux vendeur m’a vu, il bouge pas de son comptoir mais je sais qu’il me quitte pas des yeux, je sors pas de son champ. Je prends un cabas, qu’il faudra payer aussi et j’y fourre tout ce que je trouve de non périssable. Je mange plus que des graines et des féculents, je suis tout maigre mais ça va. Je remplis jusqu’à plus pouvoir porter, jusqu’à ce que mes bras en lâche presque, et je pose ça à côté de la caisse. L’ancien me regarde, il est méfiant, il ose pas me jeter mais il aurait envie, il commence à faire le compte de ce que j’ai empilé. Le moment le plus délicat arrive, il a terminé et je lui tends la plus grosse perle que j’ai. Il la prend parce qu’il comprend pas ce que c’est. J’attrape ma nourriture et lorsque la ride se trace sur son front je décampe. C’est lourd, j’avais pas pensé à ça. Je vais me faire coincé si je me dépêche pas. Faut changer de plan. Je grimpe sur un capot, et je traverse comme ça, de capot en capot, et ça klaxonne quand je pose le pied. L’autre côté, c’est pas large, alors je passe par-dessus le rebord. Sans réfléchir, et puis y’a une petite pente, de la poussière et des cailloux. La berge, et la végétation. Je me traîne avec mon chargement dans un buisson, dense, et me fous en boule. Le temps s’arrête, je suis de nouveau à l’abri. Passé d’un refuge à un autre, voilà ce que je sais faire. Et le temps s’arrête. La ville est silencieuse comme si elle venait de mourir. Et j’entends le vent, mais ce n’est pas le vent seulement dans les feuilles, c’est le clapotis du fleuve. Ce n’est pas que le vent dans les feuilles, c’est l’eau aussi. L’eau monte. Ma main s’attache à une branche, je connais mes forces, mais la peur. L’eau monte. Et vient me toucher. Elle tire. Et mon sac de provision. Ma nourriture pour les six prochains mois, elle me l’emporte alors que je m’accroche. Je me dis que je suis facile à tromper. Non, je me dis elle n’aura pas ça, pas mes provisions. Je nage alors en direction du sac, m’extrait des branches et je découvre, flottant plus loin, mon cabas dans un fleuve en crue, déchaîné, violent. Mes bras qui battent l’eau et mon corps aussi rapide qu’un poisson qui glisse dans le flot. Je gagne du terrain. J’y suis presque. Je crie pour me donner du courage mais ça ne s’entend même pas. Même mes propres oreilles ne l’entendent pas. Le fleuve gueule lui aussi. Me voilà, presque, j’y suis, rapide quand même, je bois la tasse, je tousse, et je rejoins mon radeau de pâtes et de riz. Collé contre ma bouée, elle me sauve des remous, me sauve la vie. Et le fleuve que je ne comprends pas me crache dans la mer. Aussitôt il se calme. Il se tait. Le temps s’arrête à nouveau et lentement, très lentement, je rejoins la terre. M’écroule sur le sable, qui m’habille, et je vérifie qu’il ne manque rien, que ma nourriture qui m’a sauvé, n’a pas du se sacrifier pour moi.

 

 

 

 

 

 

 

Une femme portant une large robe. Et dans ses bras : un œuf. Un très grand œuf. Elle le serre très fort dans ses bras pour le protéger de la fraîcheur du vent. Puis elle s’agenouille et le dépose sur le sable. Elle, en tailleur, l’œuf, allongé sur le côté. Sans doute le silence manque pour entendre le premier craquement. Mais la coquille se lézarde, se fissure. Alors que la brume se lève, on aperçoit, sortant de l’œuf, un étrange animal. Quelque chose d’hybride, indéfinissable. Et déjà on n’y voit plus, déjà tout est blanc.

 

 

Dans un appartement exiguë,

Une jeune fille coincée entre ses livres,

Une guirlande pas si festive grésille, clignote, déconne.

 

 

 

 

MARIEKE. – Clope sur clope, café sur café, et mes yeux qui se grillent sur cet écran d’ordinateur, et mes doigts qui suivent les lignes de mes livres de droit parce que sinon crois moi c’est pas possible de pas glisser ailleurs. La concentration c’est un sacré combat, tu gagnes pas souvent en plus. Des fois je me demande, je me demande vraiment, ce que je fais là, à lire ces trucs constitutionnels, à bosser ces décrets ces machins, jurisprudences et dérogations. Le plafonnier clignote, court-circuit. Je tape sur le mur pour stabiliser la lumière, et le voisin d’à côté tape pour que j’arrête mes conneries. En plus j’ai mes bras qui me grattent à mort, l’eczéma qui fait pas rire. L’autre à côté a foutu la musique à fond maintenant. Quel emmerdeur, bon je tape sur le mur. Il baisse pas la musique et il continue à taper en réponse, du coup la lumière déconne à nouveau. Mes lignes aussi. Tout devient flou. Ras le bol. Je vais m’envoyer de l’eau sur la figure, du coup le maquillage dégouline. Faut que je mange. Je vais faire une pause, descendre, manger un burger immense, bien gras, avec des frites, puis pleurer sur mon ventre et mes trois bourrelets insupportables. J’y suis pour quoi au fond si le droit ça creuse. Et puis puisque c’est de leur faute je vais leur faire prendre l’air à mes pavés. Je récupère mes livres et les fous dans mon sac, vérifie que j’ai de la monnaie et je tape une dernière fois sur le mur, l’écho est immédiat, c’est plutôt amusant ce petit jeu, même si je me fais traiter de tous les noms. Les insultes traversent encore mieux les murs que la mauvaise musique. Je passe à la salle de bain, je me coiffe soigneusement, essuie mon visage, attache mes cheveux et me change, enfile ma robe fourreau, me demandez pas pourquoi, mes talons, et m’apprête, en tenue de soirée, à faire honneur au fast-food du quartier. Le sac est super lourd, pas grave, c’est parti. Je martèle le sol au rythme militaire parce que ça aussi, l’autre con, il déteste. Je débarque comme une princesse au pays des calories. L’imprévu c’est la file d’attente à toutes les caisses. Tout le monde a la dalle ce soir on dirait, ou alors y’a une promotion spéciale. C’est long, et moi qui ai tous mes livres dans mon sac, quelle idée j’ai eu encore. C’est dingue tous ces bides énormes réunis, ça donne une vision bizarre de la race humaine. J’ai comme envie de les dérider. Y’a pas d’ambiance ici. Bon, je met y mettre mon grain de sel. Hop, je sors tous mes bouquins et je les empile, bien parallèle, par terre, même si c’est sacrément crado. Sept tomes empilé et j’y grimpe dessus, grosse prouesse vu mes talons. Voilà, parfait, bonne vue, je fais sensation. Tout le monde me regarde et moi je me sens plus, faut que j’y aille alors je me lance et je claque des doigts, installe un rythme, y’a un truc que j’ai souvent dans la tête alors ça vient tout seul. Et dans le restau, je leur balance ma version perso de You give me fever, crescendo, a capella. Et ça suit, on m’accompagne et y’en a un ou deux qui chante avec moi les dents pleines de grumeaux mais bon c’est la situation qui veut ça. Les lumières se font plus douces, et dans ma robe noire j’illumine la salle. On tape sur les tables, siffle pour m’encourager. Je termine ma chanson sur un tonnerre d’applaudissement. Je m’apprête à me retirer pour commander le menu que j’étais venu chercher au départ quand je reçois en pleine figure un truc mou et chaud. J’ai un hamburger collé sur la gueule, du côté droit, et un connard vient me verser ses frites dans le décolleté. Puis c’est l’averse, le déluge, un océan de graisse s’écrase sur moi, s’agglutine sur ma robe, me tâche sans répit. Deux minutes suffisent et je suis recouverte de sauce, de cornichons, de nuggets, de feuilles de salade, et ça putain c’est quoi, je sais même pas. Nouvelle mitraillade de frites. J’éclate de rire quand je réalise vraiment, c’est plutôt génial comme expérience. Un mec plus adroit que les autres m’envoie une pomme de terre au fond de la bouche, et je tousse, je m’étouffe parce qu’elle est resté coincé la saloperie. Je tombe à genoux au sol en faisant de grands gestes débiles. Personne n’a envie de me taper dans le dos parce qu’il est dégueulasse. Et puis une nana chope un de mes pavés et me flanque un coup. Comment elle peut avoir autant de force, cette conne, elle fait du baseball ? Mais c’est gagné, je crache une boulette gluante, l’air passe, sauvée. Le patron débarque en furie, et vient m’aider à me relever, il aboie dans tous les sens. Il me traite comme une grande artiste et me fais mille excuses, mille mouchoirs pour m’essuyer et il me tend pour me remercier une boîte cadeau offerte, c’était donc pour ça qu’il y avait tant de monde. A l’intérieur, il y a plein de conneries, dont c’est pas mal quand même, la montre hamburger. Quel goût. Je finis par décamper, et au passage je jette un coup d’œil à la pomme de terre qui aurait pu m’envoyer bouffer des pissenlits. Mais je ne veux pas rentrer chez moi. J’ai encore quelque chose à faire ; finir de sortir de mes gonds. Me décharger de ce poids. La pile de livre dans les bras, j’avance contre le vent. On voit même pas l’océan, y’a trop de purée dans l’air. J’ai l’air d’une équilibriste parce que je chancelle pour garder l’équilibre. Ou bien je suis encore dans l’excitation de ma danse improvisée. En tout cas, j’ai quelque chose à faire. Je ne crois personne sur le trottoir, plutôt pas mal. Et le trafic se fluidifie tout à coup, laissant les voitures s’enfuir et disparaître. Le calme parfait. Bientôt la terre et l’herbe à la place du goudron, puis le sable à la place de la terre. Les yeux qui ne voient plus parce que toujours cette purée. Mais je trouve, je le trouve, mon océan. La purée se barre pour me laisser lire les titres. Je les lis dans ma tête, me concentre pour les oublier immédiatement, et je les jette, de toutes mes forces. Même celui qui m’a sauvé la vie parce qu’il m’a tapé dans le dos, aidé par une conne. Même lui je le fous à la flotte. Un par un et ils jouent aux montagnes russes dans la petite houle. Mais ils reviennent, un par un, s’échouer à mes pieds. Je les rejettent, un par un, mais rien à faire, ils reviennent. A peine mouillés, presque imperméables, ils ne se laissent pas emporter. Dix fois, vingt fois, trente fois, je tire en visant les étoiles pour lancer loin. Rien à faire, ils reviennent, quasiment secs, increvables. Et mes pieds me chatouillent et mes jambes, et je sens que quelque chose grimpe le long de mes jambes. Ce sont des crabes. Des crabes et ils pincent ma jupe avec leurs grandes pinces, et escaladent encore. Ils sont nombreux, vraiment nombreux. Ils mangent la sauce du fast-food, c’est elle qui doit les attirer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une silhouette se dessine dans la brume. Puis la brume se retire. Il est homme et animal, celui qui vient. Il a une fourrure épaisse, claire, et le vent l’agite. Il semble incertain, un peu abattu, peut-être triste. Non, il assure son pas. Il se redresse et continue sa route. On voit que ses formes ne sont pas humaines, pas complètement. Et sa queue dessine une arabesque plus sombre, que l’on distingue. Lorsque l’on peut voir enfin il y a la plage, les étoiles et lui, le singe qui se tient bien debout. Ses pieds laissent dans le sable des empreintes de mains. Et dans ses mains, il porte un sac en plastique transparent qu’il tient clos. Dans ce sac, une tâche rouge, si rouge que ça brille. Il y a comme une lumière dans la nuit. C’est un poisson. Le singe qui marche vers l’océan amène ce poisson avec lui. Et très vite il est là, au bord de l’eau. Sur la limite qui se déplace. Il ouvre le sac en plastique transparent et libère son contenu et la tâche rouge que l’on peut suivre encore tourne en rond, lutte contre le courant. Au côté du singe apparaît alors un chat. Et tous deux, chat et singe, regardent le poisson nager. Plus de rouge, il devient plus sombre, plus gros. Puis il part vers le large sous le regard attentif de ceux qui l’ont accompagné.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CELLE QUI DEVIENT BOIS. – Le banc de bois, au bord de la route de béton chaud qui sépare la ville de l’océan. Je l’aime, ce banc. Celui qui me porte sans me poser de questions, et me laisse anonyme. Anonyme, je me sens mieux. Anonyme, on est moins seul. Il y a plein d’anonyme n’est-ce pas ? Et si j’ai mal, c’est comme tous ceux qui ont mal. Si j’ai mal, ce n’est pas en donnant mon nom que je le dis ou te le dis ou le dis à d’autres. Je veux dire que, avoir mal comme tous le monde c’est discret, c’est religieux. Je l’aime ce banc. Il est un peu le mien, juste parce que je l’ai choisi. Il ne paye pas de mine. Mon fils non plus ne payait pas de mine. Je veux dire en tant qu’anonyme, discret, sans nom, comme ça, si tu le croisais à la gare ou à la piscine. Des bancs il y en a partout, comme des fils. Tout le monde n’a pas un banc et je n’ai plus… les autres aussi ont des bancs et ils ont des fils. Moi, plus. Je ne l’ai plus, mon fils. Je ne veux plus le dire mais on me force, on me questionne, on me demande tout le temps. Tout ça pour te dire ensuite, il faut oublier, ne pas être mélancolique, être forte. Mais anonyme sur mon banc j’y pense, sans qu’on m’emmerde. L’océan est tout entier mélancolique. On ne lui reproche pas à lui, de se déverser sans fin, avec langueur, sur les plages du monde. Je me sens bien là sur mon banc comme il y en a d’autres, devant l’océan qui appartient à tous mais trop grand, trop grand pour le posséder. Je me dis alors que sur tous ses bords on se recueille, un peu partout dans le monde. Si tu veux savoir pour mon fils je te répondrais qu’il est parti en Chine, j’inventerai un suicide amoureux, un accident hasardeux, un mécanisme de la vie, le tragique. Des fois je prononce le mot. C’est égal. Pour moi mon enfant, toujours petit, c’est comme ça que je le vois, petit comme une souris. Et là souris tombe dans le broyeur de l’évier. Trop d’images qui me tournent autour, ces horreurs, et comme des boumerangs, ça revient, ça assomme. Les boumerangs volent en cercle au dessus de mon banc, oiseaux de malheur. Encore je parle, je n’en peux plus de parler. Moi sur mon banc, ne faisant plus que ça, sans paroles inutiles. L’image me suffit et pourtant. Je ne retiens plus mes mots, pas plus que mes larmes et peu importe si ce que je dis se noie dans le sel. Les mots sonnent mal, oui, ils sont pleins de hoquets et ma bouche est tordue. Je ne veux plus que mon banc le sable et le sel. L’image. Mon corps immobile se vide comme on vide les pharaons pour les conserver, pour le passage. Mes yeux coulent sur mes genoux durs. Je m’étais rendu compte qu’ils étaient durs et immobiles, en fait ils sont de bois. En bois désormais. Mon bassin ne bouge pas. Il est sculpté, accroché à ce banc qui me soutiens, et avec lequel le bas de mon corps ne fait qu’un. Cela me convient. Je caresse ma jambe de statue, c’est plutôt agréable mais mes doigts sont blancs. D’ailleurs il en manque un. Je suis sûr qu’il était là il y a quelques minutes. Je m’effrite, mes bras s’effritent, mes seins tombent en poudre blanche le long de mes vêtements. Mon nez a disparu, laissant sur le banc, entre mes jambes, une petite colline de sel. Bientôt le silence, et puis on ne me reconnaîtra plus. J’ai la vague impression, alors que mes sens m’abandonnent, de voir des fantômes, dans le brouillard qui se dissipe. Ici et là, avançant vers l’eau. Peut-être est-il là lui aussi. Les boumerangs volant tombent tous au sol, d’un coup. Et moi avant de tomber en poussière sur mes jambes, avant de m’écrouler sur moi-même, je repense à tous ceux qui sont anonymes au bord de l’océan comme au bord du vaste monde et qui communie leur humanité. Retrouver son lien au monde et ne plus avoir à se parler. Une grande communion et le silence et se laisser aller. Enfin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quelqu’un est là. Marchant comme tous les autres. Dans la même direction. Jusqu’au bord de l’océan. Il avance d’une façon très régulière, au début. Ses mouvements sont saccadés, décomposés, mais régulier, au début. Puis il y a le sable et Cirrus n’a pas l’habitude de fouler un sol meuble. Il n’a pas l’habitude que cela s’infiltre dans ses chevilles, dans ses rouages. Pourtant il continue, et sur sa peau réfléchissante, les nuages se reflètent, et les vagues dessinent des courbes bleues. Il ne comprend pas trop pourquoi il est là, ce n’est pas prévu dans ses fonctions. Il n’est qu’un humble robot. Pour la première fois ce qu’il fait est différent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MARC. – Je travaille depuis six ans dans ce bar. Six ans, depuis qu’on m’a foutu à la porte de chez moi. On m’a dit : si tu veux rester il va falloir bosser. Ma vie se résume entre mon boulot de serveur, ici, et quelques heures pour dormir, chez moi. Ici, douze heures par jour, peut-être plus. Je ne fais plus attention aux aiguilles maintenant, je suis habitué. Mon corps me porte courageusement mais je l’aide un peu. Ce soir je l’aide beaucoup, je lui donne du carburant, je bois. Il fait chaud. On me commande des boissons pour la table du fond. Mon plateau plein, j’y vais en zigzaguant. Je lance un « ‘soir tout le monde ». Ma voix me trahit immédiatement. J’essai de trouver une contenance, en leur servant leurs verres. Ils ont pris les cocktails les plus colorés. Bon sang, de voir toutes ces couleurs, je tiens encore moins debout et. Y’en a un qui cri. Y’a de quoi, il est trempé. J’ai renversé le contenu d’un verre sur lui, ce qui ne m’a pas empêché de le poser devant quelqu’un d’autre. Je me dis, l’éponge, un mouchoir, vite, agir. Et je m’apprête à essuyer ma victime. Sauf que ça à l’air de lui plaire. Je décèle une excitation assez visible alors que je frotte pour le nettoyer. Ils parlent tous fort sans que je puisse comprendre vraiment ce qu’ils disent. Il fait vraiment chaud. On m’appelle à l’autre bout de la table parce que quelqu’un d’autre est mouillé. Je m’y rend en rampant, plus la force de me relever. Même excitation chez lui. Je m’en fous je me concentre, j’essai de bien faire mon boulot, je frotte toujours. Alors le garçon d’à côté se renverse sa boisson sur le froc. Et bientôt tous sont pleins d’alcool de sirop et de jus de fruits mélangés. Je fais le tour de la table pour contenter les clients. Je frictionne à la suite tous les sexes de l’assemblée avec mon mouchoir trempé et. Pour m’encourager, on m’applaudit, on chante, on tape des pieds. Je finis enfin. Il fait beaucoup trop chaud. Une main me force à m’asseoir. Combien sont-ils ? Je ne vois plus très clair. Il reste un verre d’alcool plein, que l’on me donne en remerciement. Je le vide et je bascule presque. Je reste immobile, les yeux vitreux. Mais leur jeu continu. Je sens qu’on m’enlève le t-shirt. On me déshabille et. On me colle une rondelle de citron sur le front. Elle tient parfaitement bien. Tous éclatent de rire. Je les entends comme dans le lointain. Je ne suis plus vraiment là. J’ai l’image mais plus le son. Une autre rondelle se pose sur mon épaule. Puis une sur mon torse. Je finis recouvert d’agrumes en tranche. Et je me mets à rire moi aussi. A rire très fort, si fort que plus personne ne ris. J’ai pris toute la place d’un coup. Et lorsque j’arrête de hurler une voix trouve très facilement son chemin dans mon oreille. « Est-ce que je peux avoir une explication ? Hein ? Qu’est-ce qui se passe ici ? Messieurs, veuillez excusez mon serveur. Tu entends andouille ? Tu es renvoyé ! » Le silence revient. Je me réveille un peu et. Nouvelle vague d’applaudissements, de hourra, de rires, de bravo. Tonnerre et tremblement pour mon renvoi, on m’acclame. Je sens qu’on me remet debout, on me serre la main, on me tape l’épaule. Puis les bras qui m’enlacent, et l’on me porte en triomphe. Tous ceux de la table du fond, hilares et joyeux, me portent sur eux, et sortent en cortège du bar. Le patron courre derrière. L’addition, l’addition ! Mais il ne peut rien faire devant tant de bonne humeur et de danse. Je crois que nous faisons le tour de la ville, je ne me rends pas trop compte. Mais je sens clairement, que l’on approche de l’océan. Je sens le sel, et l’air frais me rend un zest de conscience.

 

 

 

 

 

 

 

CELUI QUI MANGEAIT DES CORN FLAKES. – Alors que je devine ce qui a mené chacun d’entre eux à venir ici, s’élève, tout près, une musique. Quelque chose de doux. Enveloppant. On dirait une flûte, ou un violoncelle ? Impossible à reconnaître. Et le rythme. Comme si de grands tambours survolaient l’endroit, un grand escadron de caisses claires ou de simples conteneurs frappés par des baguettes épaisses et larges comme des ours. Alors tout se met en place. Je le vois, l’horizon apporte quelque chose. Je voudrais me taire mais je ne peux pas, pas encore. Je dois dire qu’il est grand, qu’il a le regard bleu. Je dois dire que ces cheveux sont courts et fins. Il porte, oui, une clochette à son oreille, et elle tinte, avec le vent. Son visage. Son visage exprime la plus grande des sérénités, comme si jamais aucun malheur ne l’avait atteint, ou comme s’il avait essuyé trop de larmes pour pleurer encore. Il y a sa peau pâle et il y a ses couleurs. Il porte, oui, il porte un grand kimono aux motifs fleuris, et ses pieds... Ses pieds oui, ils sont nus et ils flottent sur l’eau. Lui, avance aussi sûrement que s’il foulait la plus dure des terres, la plus solide des montagnes. Qui est-il donc ? Que vient-il faire ici aussi ? Et toujours cette musique extraordinaire, qui me rentre à l’intérieur sans que je puisse rien y faire. Je suis le dernier, oui, à ne pas faire vraiment partie de cette image et on veut que j’y rentre de force. Ma bouche dit : jamais ! Mon corps lui ne m’obéit plus. Alors ma bouche hurle : qui es-tu ? Que vient tu faire ici ? Il ne répond pas. Je le vois toujours avancer vers moi. Avant de toucher terre il se tourne, toujours en surface, face à l’horizon. Et la cérémonie commence par une danse collective. Les statues reprennent vie et tous et toutes entament les festivités, reproduisent ensemble les mêmes gestes. Moi aussi. Je n’ai pas le choix, je suis emporté. Et je finis, oui, par moi aussi me taire. Mon épuisement si rapide. Soulagé pourtant de rejoindre la communauté et. Je m’abandonne au rituel comme on se laisse noyer dans un lac profond.

 

 

 

 

 

 

21 février 2011

TOTEM


 

 

Jean. –

Hugo. –

Paul. –

 

Un appartement sans dessus dessous. Le canapé est renversé et griffé, il y a des vêtements et des couvertures un peu partout autour. Le sol est sale. On y trouve des boîtes de conserves vides, des pelotes de poussières, du gravier de litière. Un grand frigo est sorti de l’angle, il est très mal placé. Ainsi qu’une baignoire, remplie d’eau. Jean est en boule dans les tissus. Hugo est assis en tailleur au dessus du frigo. Paul dans la baignoire.

Le téléphone sonne.

 

HUGO. – Encore ce téléphone ! Putain, on aurait du le bousiller. On peut pas être tranquille avec un téléphone. En plus, il arrête pas de sonner, de plus en plus. Je vais te le foutre par la fenêtre moi tiens.

 

JEAN. – Pas touche. Tu l’ignores.

 

HUGO. – Tu l’ignores, tu l’ignores. Ca t’empêche pas de dormir toi, cette putain de sonnerie. Moi depuis le début, je l’ai dit, je savais que ça serait l’enfer ce truc. Faut le bousiller. Au moins on coupe le fil quoi, hein, dis, on le coupe ce fil.

 

Le téléphone ne sonne plus.

 

JEAN. – C’est fini.

 

HUGO. C’est à cause de conneries comme ça qu’on y arrive pas. C’est sûr. Comment tu veux qu’on oublie alors que ça nous rappelle tout le temps. Des fois je sens j’y suis presque et bon sang ça repart. Ca casse tout quoi. S’il te plait, viens, allez, on le fous en l’air. On le noie dans la baignoire. Il boit la tasse et on se concentre.

 

JEAN. – La baignoire ! T’es con ou quoi, tu veux l’électrocuter ? Bah vas-y fous y les fils dans l’eau. Ca fera un grand flash, un bon grésillement et tu peux être sûr que Paul ira pas jusqu’au bout. Lui, il dit plus grand-chose. Il y est presque et toi tu veux le foutre en l’air à cause d’une sonnerie de téléphone ?

 

Le téléphone sonne à nouveau. Hugo s’accroche au plafonnier d’un bras et se balance. Il attrape l’appareil avec ses pieds et le ramène en hauteur. Jean bondit et le rattrape en prenant le fil du combiné dans sa bouche. Hugo se débat. Jean le griffe.

 

HUGO. – Aïe, tu m’as fait mal ! T’étais pas obligé de me foutre un coup de griffe !

 

JEAN. – J’aurai pu te crever les yeux. Les vrais chats, ils ont pas de pitié. Les vrais dans la rue c’est leur spécialité. Eborgner c’est comme une passion. T’es prévenu pour la suite.


HUGO. – La suite si il y a une suite. On passe pas le dernier cap. On stagne là. Demain ça fera un mois et si ça marche pas on a rien prévu. Demain, c’était l’objectif. On a dit du premier jour du mois au dernier jour du mois et ce sera fait. Mais moi je perds courage.

 

JEAN. – T’es qu’un macaque. Tu sais pas attendre. C’est pas facile de changer quand tu veux être un macaque mais ça te vas bien parce que t’as la bougeotte et tu peux pas rester en place. La patience, Hugo, la patience. Et puis descend de ce plafonnier.


Hugo remonte sur le frigo. Il commence à se gratter les cheveux.

HUGO. – C’était ta mère.


JEAN. – Quoi ma mère ?

 

HUGO. – Le téléphone, c’était ta mère. C’est toujours elle qui nous appelle. Parce que tu donnes jamais de nouvelles. Alors elle appelle, dès qu’elle peut, dès qu’elle a deux minutes sans occupation. Ta mère elle fout le bordel dans notre changement. Comment tu veux que je devienne un singe avec ta mère qui appelle tout le temps ?

 

JEAN. – Je vois pas le rapport.

 

HUGO. – Répond lui une bonne fois pour toute. Tu l’envoies chier, tu lui dis de plus appeler. Pourquoi tu le fais pas ?

 

JEAN. Les chats sont indépendants. Je fais ce que je veux, je m’en fous des autres. Qu’est-ce qui t’arrives ?

 

HUGO. Je me gratte. C’est les poux. Ils sont arrivés la troisième semaine. J’étais super content. Je pouvais voir le progrès. Je flippais de pas en avoir parce que toi tu as eu tes puces la première semaine. Ca me cassait le moral de te voir te gratter alors que moi, rien, que dalle.

 

JEAN. – Tu vois, tout vient à point à qui sait attendre. Passe moi une brique de lait. 

 

HUGO. – Y’en a plus.

 

JEAN. – Comment ça ? On en avait un plein frigo. On avait prévu le compte.

 

HUGO. – T’as abusé. Alors il y en a plus. T’as pas été économe.

 

JEAN. – Et merde. Avec quoi je vais faire passer mes croquettes. Si j’ai pas de lait je vomit toujours mes croquettes. Faut qu’on en trouve.

 

HUGO. – Débrouille toi, monsieur l’indépendant.

 

Jean marche à quatre pattes jusqu’à la fenêtre ouverte. Il saute sur le rebord.

 

HUGO. – Fais pas le con, on est au sixième. Tu vas te casser la gueule.

 

JEAN. – La fenêtre des voisins est ouverte aussi. Je vais inspecter leur frigo.

 

Il sort par la fenêtre. Hugo continue de se gratter la tête vigoureusement. Au bout d’un moment, il descend. En passant par le plafonnier il s’assoit sur le canapé renversé. Puis regarde le téléphone, la fenêtre, puis le téléphone. Il attrape l’appareil et se dirige vers la baignoire. Il va pour le jeter dedans mais au dernier moment le lâche, frappé de surprise. Jean réapparaît avec un pack de six litres.

 

JEAN. – Putain, je peux pas te laisser deux minutes ! T’es bouché ou quoi je t’ai dit que c’était dangereux ! Recule, éloigne toi de cette baignoire !

 

HUGO. – Jean, c’est Paul, il est bizarre.

 

JEAN. – Qu’est-ce qu’il a ?

 

HUGO. – Je sais pas mais c’est pas normal. Il brille. Pas partout mais par endroit. C’est argenté. Merde, Jean, on dirait…

 

JEAN. – Oh, merde…

 

HUGO. – Merde, merde, merde, merde, merde…

 

JEAN. – Oh, merde ! Ca y’est !

 

HUGO. – Merde, merde, merde, merde…ça y’est, tu crois, c’est…

 

JEAN. – Oui, merde, le con, il a bien avancé.

 

HUGO. – Oui, c’est… oh merde je peux pas le dire…

 

JEAN. – Tu l’as dit. Des écailles, il est plein d’écailles.

 

HUGO. – C’est magnifique.

 

JEAN. – Argenté, oui c’est ça, ça brille. Merde, il a réussi !

 

HUGO. – C’est pas terminé.

 

JEAN. Bientôt. Tu vois, faut pas désespérer. La patience, la patience. Le poisson a plus de patience que nous. Il a réussi le premier. Pourtant au début, il a eu du mal. Sa peau qui flétrissait c’était pas beau à voir. Mais il a rien dit, il a fermé sa gueule le poisson et voilà le résultat.

Hugo reste devant la baignoire, bouche bée. Pendant ce temps Jean, ouvre une brique avec les dent. Il sort de dernière le canapé une écuelle et un sac de croquette. Il mélange tout ça et mange comme on prendrait un bol de corn flakes.

 

HUGO. – Il faisait quoi dans la vie lui déjà ?

 

JEAN. – Je sais plus, un truc à la con. J’ai pas retenu. De toute façon c’est plus important. Hé, parle pas trop de sa vie d’avant devant lui, faudrait pas qu’il fasse une rechute. Non, pas moyen de savoir ce qu’il faisait le bougre. Ca t’as pas marqué plus que ça toi non plus ?

 

HUGO. Non, je me rappelle même pas qu’il me l’ait dit. Pourtant il a bien du nous le dire quand on a pris l’appartement. Tu sais pour ces histoires de garanties et tout. Le passage obligé, donc il a du donné les justificatifs. Moi, j’avais pas de salaire et toi c’est pas avec ton travail à la pompe à essence que t’aurai pu te porter caution. En gros c’est grâce à lui qu’on a pu tenter ça. Faut pas le décevoir, il nous donne l’exemple. C’est un sacré motivé.

 

JEAN. – Oui. Quand je pense que j’ai failli accepter l’autre rigolo là. Qu’est ce qu’il voulait être déjà ? Ah oui, lémurien. Tu te vois toi vivre avec un lémurien ? Non, et puis poisson c’était un projet fou, audacieux. On a bien fait de choisir Paul.

 

Le téléphone sonne. Longtemps.

 

HUGO. – Je m’en fous tu sais en fait de ce téléphone.

 

JEAN. Content de te l’entendre dire. Oh, cette nourriture est divine !

 

Hugo ouvre le frigo est en sort une grappe de banane. Il s’assoit côté de Jean et les épluche avant de les manger, avec appétit. Les deux mangent de plus en plus vivement, de moins en moins proprement. Ils se remplissent, se servent à nouveau, mangent encore et encore. Puis d’un même mouvement courent vers les toilettes. On les entend vomir.

 

HUGO. – Merde, merde, merde, j’en peux plus de manger toujours la même chose.

 

Il vomit.

 

JEAN. – Il le faut, Paul il a bouffé de la poudre pour poisson pendant un mois et ça a marché…

 

Il vomit.

 

HUGO. – C’est dur…

 

Il vomit.

 

Jean miaule et vomit.

 

On frappe à la porte. Long silence.

 

On frappe à la porte de plus en plus fort.

 

Paul dont on voit encore le visage, yeux fermés, descend progressivement se réfugier sous l’eau. La baignoire déborde un peu.

 

On frappe une dernière fois à la porte, un coup unique puis plus rien.

 

Hugo et Jean reviennent, blanc comme des linges.

 

HUGO. – C’était quoi ?

 

JEAN. – J’en sais rien.

 

HUGO. – C’était peut-être ta…

 

JEAN. – Ma mère vit en Italie benêt.

 

HUGO. – Peut-être que c’est la même personne qui téléphone sans cesse.

 

JEAN. – En gros, c’est personne.

 

HUGO. – Jean ! Paul a coulé. Regarde, il est sous l’eau. Viens voir ! Merde alors. Comment il peut respirer comme ça. Il peut pas retenir sa respiration aussi longtemps. Un homme ne peut tenir sa respiration que quelques minutes.

 

JEAN. – Son ventre bouge. Il respire. Il est pas en apnée, il respire.

 

HUGO. – Merde, merde, merde, merde…

 

JEAN. – Là, sur le côté, tu vois la fente. Sous la mâchoire !

 

HUGO. – Merde, merde, merde, merde…

 

JEAN. – Il a des branchies le salaud ! Il a des branchies ! C’est dingue, il respire sous l’eau le poisson ! Haha, tu vois ça Hugo, il a des branchies !

 

HUGO. – Merde, merde, merde, merde…

 

JEAN. – Faut brancher l’appareil qu’il a mis de côté. Celui qu’il a acheté au magasin des aquariophiles. Faut le brancher et l’immerger avec lui. C’est pour l’oxygène il a dit. Ca met de l’air dans l’eau.

 

HUGO. – Je vais le chercher. !

 

Hugo ramène une boite de derrière le canapé.

 

JEAN. – Dépêche toi il devient tout rouge. Il doit manquer d’air. Faut pas qu’il crève maintenant, si près du but. Tiens le coup Paul, tiens bon ! Pourquoi tu rougis comme ça bon sang ? Allez, il doit bien rester un peu d’oxygène dans la baignoire. Regarde je brasse, je brasse.

 

Jean bat l’eau. Il essaie de mélanger l’eau et l’air.

 

HUGO. – C’est bien fermé dis donc.

 

JEAN. – Bouges toi idiot. C’est important là. C’est notre modèle. On peut pas perdre notre modèle. Il nous fout un sacré espoir, là, avec ses branchies, ses écailles et ses rougeurs. Oh, merde…

 

HUGO. – Quoi ? Quoi ?

 

JEAN. – Il rougit de partout parce que …

 

HUGO. – Quoi ? Merde ! Quoi ?

 

JEAN. – Parce qu’il est…

 

HUGO. – Il est mort ! 

 

JEAN. – Il est un poisson rouge.

 

HUGO. – Oh, merde !

 

Hugo réussit finalement à ouvrir le paquet et place la pompe dans l’eau. Il branche le fil à une prise de courant. Les deux soufflent et regardent Paul. On entend le ronflement de la machine.

 

HUGO. La nuit tombe.

 

JEAN. – La dernière. Encore une nuit et c’est bon. Tu pleures ?

 

HUGO. – Je vais pas y arriver.

 

JEAN. – Rappelles toi pourquoi tu fais ça.

 

HUGO. – Je sais pas, je sais plus.

 

JEAN. – Dis le, dis le pourquoi !

 

HUGO. – Parce que je veux plus être humain, c’est trop dur. Je veux être un singe et passer de branche en branche. Vivre dans la forêt.

 

JEAN. – C’est ça. Pense à la forêt. Tout ira bien. On va finir ce qu’on a commencé il y a un mois et puis tu iras dans la forêt. D’accord ?

 

HUGO. – Oui.

 

JEAN. – Et il y aura beaucoup d’autres animaux, et des grands arbres immenses comme ceux qu’on a vu sur internet. Tu te rappelles les arbres qu’on a vus sur Internet ? Plus grands que toutes les tours de la ville. Tu les as oubliés ?

 

HUGO. – Non. Mais je pensais pas que c’était si dur de changer. C’est pas plus facile qu’être un homme.

 

JEAN. – C’est la transition. Paul le disait ça, la transition c’est dur. La transition c’est pas de la tarte. Il le disait ça Paul. Tu te rappelles ?

 

HUGO. – Oui.

 

JEAN. – Paul il a rien dit pendant la transition. Il savait que c’était difficile, il l’avait dit. Et regarde où il en est. Presque terminé. Et il ira vivre dans la rivière, Paul, avec les autres poissons et les grenouilles et tutti quanti. Ok ?

 

HUGO. – Ok.

 

JEAN. – Allez, arête de pleurer. Tu veux une banane ?

 

Hugo se précipite aux toilettes pour vomir. Jean retourne sur le rebord de la fenêtre.

 

JEAN. – La dernière nuit. Et qu’est-ce qu’elle est belle. Pas d’étoiles, juste des nuages mais elle est belle quand même. Demain c’est finit. Demain tout sera facile après la transition. Un mois, il disait Paul, il suffit d’un mois si l’on y croit, si on le veut vraiment. Je suis sûr qu’il a raison. Oui, il dit vrai. Tout ce qu’il a dit c’était vrai. Y’a pas de raison que ça marche que pour lui, ou que quand tu veux devenir poisson.

 

Hugo revient.

 

HUGO. – Dis. Comment id va rejoindre la rivière Paul si il est coincé ici dans la baignoire ? Il va pas pouvoir sortir non ?

 

JEAN. – Il a laissé des consignes. Il a dit qu’à la fin il va devenir tout petit comme s’il venait de naître. C’est beau ça, une deuxième naissance. Et quand il renaîtra, il faudra le mettre à l’eau. Il faudra le prendre en partant. Dans un bocal, un verre, une bouteille, un sachet. Et sur le chemin on le déposera au plus proche.

 

HUGO. – Il a vraiment tout prévu Paul.

 

JEAN. – Oui.

 

HUGO. – Pourquoi tu crois qu’il a choisit d’être comme ça lui ?

 

JEAN. – J’en sais rien. Pour oublier je pense. Ca a pas plus de quelques secondes de mémoires ces trucs là.

 

La lumière se coupe. On y voit encore grâce aux lumières de la ville qui entrent par la fenêtre.

 

HUGO. – Qu’est-ce qui se passe ?

 

JEAN. – On nous a coupé l’électricité. Les factures étaient pas payés. Ils ont choisit ce soir. C’est marrant non ? Qu’ils aient choisit ce coir pour nous couper l’électricité.

 

HUGO. – C’est pas rassurant. Au moins ce maudit téléphone sonnera plus jamais.

 

JEAN. – C’est un signe, on sort de la vie humaine tu vois. Y’a plus de retour possible. C’est la dernière ligne droite.

 

HUGO. – En attendant moi je vois rien du tout. Je vais me rapprocher de la fenêtre…

 

JEAN. – Fais gaffe tu va marcher sur le téléphone !

 

Hugo marche sur le téléphone.

 

HUGO. – Merde, merde, merde…Comment tu as pu voir ça toi ? Je le vois même pas alors qu’il est à mes pieds. Je le sens là, j’ai le pied dessus mais je le vois pas.

 

JEAN. – C’est facile pour moi. Là, il y a le téléphone mais il y a aussi le fil de la pompe juste après puis une pelure de banane, la serpillière, je crois qu’à côté c’est un morceau de gâteau. Sous le frigo y’a une chaussette. Y’a un bloc à papier derrière la baignoire, ça a pris l’eau, c’est tout ondulé…

 

HUGO. C’est dingue, tu vois dans le noir ! Comme un chat ! Tu vois dans le noir comme un chat ! Toi aussi tu avances, tu y arrives. Dis moi, dis moi encore ce qu’il y a dans la pièce.

 

Hugo avance doucement vers la fenêtre.

 

JEAN. – Canette.

 

HUGO. – Aïe. Dis moi plus vite.

 

JEAN. – Chaussure… fourchette… coussin… pantalon… cd… biscottes…

 

Hugo évite chaque objet suivant les indications en levant haut les jambes ce qui lui donne l’air d’interpréter une danse grotesque. Il grimpe à la fenêtre.

 

HUGO. – Merci, c’est un sacré bordel ici.

 

JEAN. – Tu devrais rester sur le canapé. Comme ça t’es sûr de pas te blesser en marchant sur un truc pointu.

 

Hugo saute de la fenêtre au plafonnier et se laisse retomber sur le canapé. Jean le rejoint très gracieux dans sa façon de marcher entre les objets épars et les déchets.

 

JEAN. – C’est comme un radeau ici. Le dernier radeau avant de se jeter à l’eau définitivement. T’entends ça Paul ?

 

HUGO. – Y’a un truc qui me chatouille.

 

JEAN. – C’est tes poux.

 

HUGO. – Non c’est…Oh, merde !

 

JEAN. – Quoi encore, ça devient fatiguant à la fin.

 

HUGO. – Merde, merde, merde, merde…

 

JEAN. – Quoi ? Merde ! Quoi ?

 

HUGO. – Tu as de la fourrure !

 

JEAN. – Oh, merde ! Ca y’est !

 

HUGO. – C’est doux et chaud. Ca a poussé d’un coup. Qu’est-ce que tu fais ?

 

JEAN. – Je me déshabille. Je me fous à poil justement. Complètement nu parce que ça y’est, je change vraiment. Les vêtements c’est bon pour ces pauvres humains mais j’en ai plus besoin. Je me sens libre. Libre, vraiment, sans tout ce poids sur moi, qui me serre sans cesse. C’est ça le pire, je m’en rends compte. Le pire c’est les fringues. Je me sens bien, j’ai chaud, je sens l’air de la fenêtre me remuer la fourrure. C’est si bon ! Toi aussi, vire tes fringues, montre que tu fais pas marche arrière. C’est la dernière ligne droite, tu peux pas reculer. T’es sur le radeau et il attend plus que toi, que tu sois prêt.

 

Hugo se déshabille. Les deux sont nus. On ne voit que leurs silhouettes.

 

HUGO. – Tu en as vraiment partout. C’est agréable, comme une peluche.

 

JEAN. – Je suis pas une peluche. Touche ! Touche pour voir si je suis une peluche.

 

HUGO. – Hé. Qu’est-ce que tu fais ?

 

JEAN. – Je me sens vraiment libre, maintenant.

 

HUGO. – Lâche moi, tu m’étouffes ! Pourquoi tu te colles à moi comme ça ? Jean !

 

JEAN. – M’appelle plus comme ça, y’a plus de Jean.

 

HUGO. – Tu… tu es sûr que tu veux faire ça ?

 

JEAN. – Tourne toi. Les animaux font par derrière.

 

HUGO. – Mais je suis pas encore prêt. J’ai pas encore le pelage alors tu vois…

 

JEAN. – Je vais t’aider à le faire venir. Viens là. Arête de bouger. Voilà.

 

Jean prend Hugo qui se débat un peu, puis se laisse faire. Il prend de plus en plus de plaisir. On entend sa respiration forte.

 

JEAN. – Regarde, ça vient tout seul. Tes pieds deviennent des mains, petit singe. Ton poil pousse.

 

HUGO. – Oui.

 

JEAN. – Alors laisse toi aller. C’est ça le vrai changement. Ca vient tout seul tu vois. Il suffit de ne pas réfléchir petit singe.

 

Hugo jouit. Jean descend du canapé et viens s’asseoir près de la baignoire.

 

On frappe à la porte violemment.

 

HUGO. – Il est revenu. Jean, on a frappé.

 

On frappe à la porte longtemps, sans interruption.

 

HUGO. – Jean ! J’arrive pas à faire le passage ! J’ai mes poux, mon pelage, ma queue de singe, mais je suis toujours humain ! Jean je veux passer de l’autre côté ! Je pense à cette forêt pleine de feuilles et de branches ! C’est là que je veux vivre ! Pas ici !

 

On essaie d’enfoncer la porte.

 

HUGO. – Si la porte lâche il va m’emmener, celui du téléphone et celui qui frappe si fort à la porte. J’ai peur. Je veux pas devenir un animal de foire moi, je veux devenir un vrai singe, et puis qui ira mettre Paul dans la rivière ? Hein ? Qui ? Toi tu as pas les mains pour ça alors que moi j’en ai quatre. C’est moi qui vais mettre Paul à l’eau. Je peux pas faire machine arrière c’est toi qui l’as dit. Merde, merde, merde, merde, merde…

 

Hugo gesticule dans tous les sens. La porte craque, les gonds cèdent. Hugo a juste le temps de s’accrocher au plafonnier, tremblant de peur.

 

 

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