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Le village des orangers
21 février 2011

LE DERNIER SOUS-MARIN.


 

 

 

L’intérieur d’un sous-marin. Les murs métalliques sont ponctués de boulons. Le tableau de bord est d’une étourdissante complexité : surchargé de boutons rouges, ou verts, ou bleus. Il n’a rien de réaliste. Il y a, ici et là, des leviers de différentes tailles dont l’utilité reste encore incertaine. Un écran lumineux propose à voir une infinie tempête de neige.

A cour, imposant et froid, majestueux et effrayant : le périscope est planté fermement au plafond comme un arbre à l’envers.

A jardin, une table, ou plutôt une plaque de fer épaisse et sans pied. Elle est enclenchée dans le mur comme une carte à puce dans une machine.

Cinq barreaux de métal également montent vers une écoutille qui semble être l’unique entrée-sortie du lieu. Dans cet endroit clos, les sons et les bruits sont étouffés ; ils résonnent le long des murs.

Au commencement, la lumière provient d’une lanterne : noire, style ancien, contrastant avec le décor. Dans ce halo mystique, entrent deux sous-mariniers. Ils sont sobrement habillés. Le premier porte des lunettes ovales, il est plutôt grand. Le second est de taille moyenne, sans signe particulier. L’un prend place sur la table de fortune ; l’autre bidouille, c’est le mot, les instruments de navigation. Il appui sur un bouton, lumière plus forte.

 

 

Alors ça y est, c’est arrivé.

Je crois, oui.

Au début j’ai cru que c’était le tonnerre.

C’était peut-être le tonnerre.

Ce serait arrivé comme ça alors, par en haut ?

Oui.

Qu’est-ce que tu fais ?

Je maintiens le cap.

Où veux-tu aller ?

J’en sais rien. C’est le geste. Ca donne l’impression d’avoir un but.

Si ça peut te soulager.

Oui ça aide.

Moi je ne sais pas quoi faire pour mieux le vivre.

On peut partager les leviers, viens.

Non, non, je t’en prie. Tu les as pris en premier, chacun son tour.

Et puis ça serait bien la première fois qu’on se disputerait pour prendre la barre.

Dis.

Quoi ?

Comment tu crois que c’est arrivé ?

C’est-à-dire ?

Précisément.

Je crois que ça n’a rien de précis. Plutôt quelque chose de très brut. Oui, comme ça, brutal.

Raconte.

Que veux-tu que je te raconte ?

Ca, raconte. La brutalité, raconte.

Mais je n’y étais pas. J’ai aucune idée de la tournure que ça a prit.

T’es chiant. T’as toujours été doué pour les histoires. Quand je me suis engagé et qu’ils m’ont foutu dans cette boîte de conserve, il y a longtemps, tes histoires ça m’a fait tenir. Je les écoutais et je remontais à la surface. J’étais mieux, ta voix me berçait avant de dormir.

C’était surtout des trucs à dormir debout.

Dormir debout… Ici c’est pratique. Y’a pas beaucoup de place.

On dort quand même encore allongé.

A quoi tu penses ? Tu as vu la tête que tu fais ?

Qui moi ?

Qui d’autre ?

Où est-ce que tu trouvais toutes ces histoires ?

Les sardines en conserve.

Les sardinent en conservent ?

Oui, voilà, les sardines. Elles sont comme nous, mec, très à l’étroit dans leurs boîtes alors qu’elles ont vu le grand bleu. Alors pour se donner du courage, elles se racontent des histoires.

Comme nous.

Si tu veux, oui. Et en écoutant aux boîtes, mais attention, il s’agit pas de tout remuer et de leur faire peur. En écoutant tu peux entendre ce qu’elles disent. Leurs récits sont superbes.

C’est là que tu pêchais tout ça.

Oui, oilà, c’est ça.

Tu sais.

Quoi ?

Tes sardines ont des trucs sympas à raconter.

Les histoires des baleines sont sans doute plus profondes mais je n’ai pas encore trouvé de baleines en boîte.

Alors…

Alors quoi ?

Bah alors raconte. Le tonnerre, raconte. L’épée qui frappe le monde de face, raconte. Le monde qui ferme pas les yeux, raconte.

D’accord. Hum…

L’homme, tu le sais, a usé le monde. Il a creusé profond dans la chair de terre et d’eau. Il a trouvé les veines et il a sucé le sang visqueux de la terre. Puis, il est remonté et il a tout recraché. Les usines et les voitures ont expiré la grosse fumée noire. Très grosse, très noire. Et ça sentait mauvais. L’homme dans un long pet silencieux et acide a répandu le sang sombre sur la surface d’en haut et sur les choses, et la nature.

Tu racontes bien.

Chut ! Le sang de la terre s’est répandu à la surface de sa peau, qui s’est nécrosée.

Une coulée de boue crasseuse a emporté les forêts dans un torrent dégoûtant. Les hommes se sont réunit, de plus en plus haut. Ils ont construit des grattes ciel immenses pour échapper à la coulée de boue du sang noir devenu brouillard.

Ils ont eu le temps de construire des tours ?

Ils n’ont pas eu le temps. Cela n’aurait pas suffit. Alors ils sont montés les uns sur les autres comme des acrobates russes. Ils ont formé une longue antenne organique. Le pied de la tige s’est asphyxié mais les hommes construisaient leur pyramide de chair et d’os quand même, le fondement pourtant était déjà mort.

C’est dingue quand même.

L’homme croyait en son salut, montant de plus en plus vers les cieux, il aspirait à l’absolution divine… mais elle n’arriva pas. La terre en colère réunit ses plus sombres nuages au dessus des hommes et toute l’électricité du monde se déversa sur ce paratonnerre géant fait d’eau, de mains, de bouches, d’yeux, de muscles, de cheveux, de nerfs, d’ongles, de tendons, de sexes, d’omoplates, de canines, d’oreilles, d’intestins, de coudes, de cerveaux, d’estomac, et de bien d’autres choses encore.

Il suffoque et s’assoit sur le sol froid.

Tout fut brûlé, et éparpillé : le terreau tout chaud recouvre désormais la planète et le sang flasque est redescendu par les pores grands ouverts de la croûte. L’engrais de la bouillie de l’humanité fera repousser les forêts. Des forêts naîtront les animaux. Des animaux naîtront les choses…

Bravo, magnifique. Je t’apporte un verre d’eau.

Ravi que ça t’ai plu.

Et puis je ne trouve pas ça si triste.

Ah.

Non. La vengeance peut être légitime et puis tout a une fin. Comme ça on sait que l’on est bien mortel. C’est rassurant.

Sûr.

Ca va permettre de faire le point. Le bilan de tout ça, ce grand bric-à-brac. C’est qu’on a fait un sacré bouquant.

Oui.

Et maintenant le grand silence.

Oui.

Heureusement qu’on est resté. Un peu plus et il n’y avait personne à l’enterrement.

C’est vrai.

Tu devrais préparer un petit texte, pour le deuil, tout ça.

Oui.

Et puis faudrait une grande épitaphe. Mais discrète. « Regrettée humanité, sincères condoléances. » Il n’y aurait pas de signature.

Tu veux nous faire pleurer ?

Du tout, du tout.

Moi, je n’en ai plus la force.

C’est quoi ?

Tu vas voir, c’est une surprise.

Après ce qui vient de se passer ? Qu’est-ce qui pourrait me surprendre ?

Des posters.

Hein ?!

Ah, tu vois.

Pour quoi faire ?

Pour les mettre au mur, banane ! Tu trouves pas que c’est un peu triste ici ?

Mais c’est interdit, vieux.

Interdit, interdit. Tu dis ça par réflexe. Techniquement, nos supérieurs étant restés là-haut, sont tous passés au barbecue. L’officier grillé doit dégager un de ces fumets.

Tu avais prévu ça ?

Tout à fait, tout à fait. Il rit. Noé a été prévenu un peu avant mais il a du speeder quand même. Nous ça fait des décennies que nous sommes prévenus par la télévision, la radio, les ONG, les scientifiques, les sectes, …enfin bref, on ne peut pas dire «  ah, flûte ! On s’y attendait vraiment pas. »

On savait que ça allait arriver mais on savait pas quand.

Ca ressemble à une tragédie ça.

Un peu, oui.

Que de ténèbres, que d’alarmes, que de profondeurs, que de destins engloutis, que d’âmes égarées…

Mourons ensemble, sacrifié sur l’autel de Neptune, dans ce sous-marin maudit, déchet radioactif oublié par le temps…

On est vraiment pas des pros.

Sans concurrence on est les meilleurs.

Ils éclatent tous deux de rire, manque d’air, reprennent leur souffle.

Tu m’aides ?

Si tu veux.

On va les accrocher, tous, c’est important, pas de jaloux.

Hé, y’a pas que des posters là-dedans !

Non, y’a aussi des cartes postales, des photographies, des publicités, des stickers, des autocollants, des trucs à coller sur les frigos.

Comme ça, le sous-marin va ressembler à une porte de frigidaire.

Pourquoi pas ? D’ailleurs, tu ne trouves pas qu’il fait un peu frais tout à coup ?

C’est vrai. On a qu’à s’y mettre, ça nous mettra en mouvement.

 

 

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