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Le village des orangers
26 février 2011

Premier jour de solde.

La boutique ouvre, il est neuf heures. Depuis une demi-heure déjà ils tapent, cognent leurs joues contre le verre froid. Bon sang ils vont entrer. On n’attend pas que la porte soit béante, on se glisse, on accroche son manteau sur les flancs en fer. De toute façon on va le changer, on est venu pour ça.
Pas fier, moi, petit vendeur qui voit arriver la masse sombre, toutes les couleurs de l’hiver en furie, pour les soldes de début d’année. On me tape sur l’épaule, mon collègue a plus d’expérience, il a déjà maîtrisé le flot de longues années durant. Enfin, lui il pratique le rugby depuis son enfance, il est immense. On pourrait le confondre avec n’importe quel pilier du magasin.
La meilleure défense c’est l’attaque. A dix nous chargeons. Je suis en tête mais pas pour longtemps, on me marche sur le pied, on me pousse. Le sang bouillonne dans les deux camps. Les ventes sont notées. Celui qui aura fait le meilleur chiffre décrochera peut-être exceptionnellement le sourire de la reine, un merci lointain : récompense ultime. Telle un général, elle observe la bataille qui commence. Drapé dans son vison et zibeline, elle distribue ses regards électriques à chaque échec mais on le sait tous, cette journée sera fructueuse.
C’est comme une fête qui éclate. On s’arrache ici des pièces de choix, la viande la plus chère. Les réductions voient leurs noms répétés inlassablement, elles sont les armes que l’on fourbit. Vingt pourcent, trente pourcent, quarante pourcent, mais c’est risqué. Le cinquante est impensable, odieux. On ne sait bientôt plus qui combat dans quel camp. Les débats sur les tailles s’enchaînent, on court en tout sens pour montrer à madame, pour proposer à monsieur, encore et encore. La boutique si luxueuse est partie en voyage, traversant la méditerranée. Un souk immense et coloré, des négociations fébriles. Et s’ajoutent sous chacun de nos noms, sur la page blanche prévue à cet effet, la liste de nos victoires, chaque vente, chaque coup assené. Nous gravons ensemble notre trophée de papier.
Un mariage annoncé et la température monte. Un homme d’affaire et les degrés se multiplient. Les talons claquent sur le parquet, le rythme de la danse bat son plein.
Heiveinu Shalom alechem. Entrez messieurs dames, qu’est-ce qu’il vous faut ? Peut-on vous aider, vous renseignez, vous conseillez ?
L’endurance pour cette épreuve sportive ne suffit plus. Nous sommes débordés par un véritable débarquement. Alors, Madame, sort de son silence et fond sur sa première victime. Comme ces guerriers trop sages pour montrer leurs forces si cela ne s’avère pas nécessaire, Madame se contenait. Mais l’heure est venue. Madame nous révèle maintenant ses talents dans l’arène et le lion c’est elle.
Les portes feuilles s’allègent, les billets changent de mains, les appareils à carte bleus vomissent fumant leurs tickets justificatifs.
On me glisse alors que le record absolu va être battu. La tension monte. Encore un effort, nous y sommes presque. Encore quelque costume, parkas, cuirs. Encore une poignée de grosses pièces, les plus lourdes pour faire s’écrouler le dernier rempart vers l’inconnu.
En fin d’après-midi, enfin, le record est battu. Alors abandonnant sa toge, Madame s’élance le long d’une allée. La radio vient d’offrir les premières notes de « like a virgin » interpétée par Madonna. Un pas chassé pour donner le ton et ses bras s’envolent. Et très vite elle se met à tourner, la joie l’envahit.
Le temps s’arrête. L’ensemble des béligérants reste coits devant ce spectacle improvisé. Impértubable, Madame, célèbre sa gloire ouvertement, quelques minutes, le temps d’une chanson.
   

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